Du voile toujours… (mais pas de celui-là)
Il y a quelques mois, la visite du président de la République islamique d’Iran en Italie avait suscité un peu d’émoi : les autorités italiennes en effet avaient cru bon de voiler certaines statues du musée du Capitole de Rome lors de la visite présidentielle, en raison de leur caractère « trop dénudé ». C’est en effet ce que la délégation iranienne avait indiqué quelques temps avant. Ceci n’ayant a priori aucun rapport avec cela, ma lecture « française » d’alors, en plein état d’urgence, me conduisit sans aucun détour à cette phrase, un aphorisme pourrait-on presque dire, connu de tout constitutionnaliste, et encore plus de ceux qui, à un moment donné ou un autre ont travaillé sur la question de l’état d’exception : « il y a des cas où il faut mettre, pour un moment, un voile sur la liberté, comme l’on cache les statues des dieux ». Ce qui termine le chapitre XIX du Livre XII de l’Esprit des Lois de Montesquieu, venait prendre forme d’une manière inattendue par l’actualité italienne, tandis que la pratique française se faisait sous la bannière morale de cette fameuse fin de chapitre XIX. Inattendu ? Peut-être pas tant que cela, si l’on considère que la Perse et Montesquieu ont littérairement partie liée. Mais, de la même manière que ce ne sont pas vraiment des persans qui parlent de la France et de l’Europe dans Lettres persanes, mais bien Montesquieu à travers les personnages de Usbek et Rica, ce n’est pas aujourd’hui le président iranien qui parle des européens. Sur le site internet d’un grand quotidien d’information, la tribune d’un historien destinée à analyser l’ « événement » portait pourtant le titre suivant : « Statues couvertes à Rome : la civilisation européenne trahie »[1]. Tandis que Montesquieu utilise la métaphore pour expliquer l’état d’exception qu’il estime parfois nécessaire, les autorités Italiennes ne se contentent pas de la métaphore et, sans état d’urgence, renient ce qui en principe doit être préservé. Bien sûr la tribune en question ne fait pas référence à Montesquieu, mais la coïncidence, lorsqu’elle m’est apparue, était éclatante, et il fallait l’interroger. Puisque la civilisation européenne serait en cause, il fallait peut-être commencer par déterminer à quelle pratique Montesquieu fait référence : « comme l’on cache les statues des Dieux », dit-il, pratique pour laquelle il n’indique ni lieu ni période. Si j’avais le souvenir de m’être fait dire il y a une vingtaine d’années que cette pratique correspond au deuil que l’on porte en voilant les statues, à Rome justement, je n’ai trouvé aucune trace tangible, ni de cette pratique, ni du fait que Montesquieu y faisait référence. Un premier constat était donc que, en dépit de ce que la fin du chapitre XIX est devenu une sorte de « tube » des chercheurs ou apprentis-chercheurs en droit, science politique et philosophie, personne semblait-il n’avait pu en saisir la portée exacte, car cette partie « manque » à notre savoir. Interrogeant grands érudits et professeurs les plus éminents spécialistes de Montesquieu, je ne fus finalement pas mieux renseignée sur le sujet car leurs savoirs divergeaient et j’eus en gros trois versions assez différentes, qui toutes donnaient un sens différent à l’aphorisme initial. L’une de ces versions était précisément celle qui me restait en mémoire : mais , la professeure que j’interrogeais cette année qui y fit référence, me signala elle-même, qu’après y avoir spontanément pensé, elle se rendit compte, à sa grande surprise, qu’elle ne trouvait nulle part attestation de cette pratique. A la réflexion, je me disais que l’idée de « préservation » qui semblait pouvoir être tirée de la pensée de Montesquieu, manquait dans toutes les versions proposées, y compris celle-ci, car, le deuil terminé et le voile levé, il reste que les êtres disparus ne reviennent pas, tandis que l’idée des pouvoirs exceptionnels est précisément que les libertés, un temps disparues, soient restaurées. Je m’étonnais surtout – assez naïvement il faut le dire – de ce que, finalement, des réflexions pouvaient prospérer, non pas dans l’ignorance de leurs références, mais, dans le voile justement, de cette ignorance. Si cette recherche m’a convaincu de ce que nous ne pourrions toujours que faire des hypothèses sur les intentions de Montesquieu, cela ne signifie pas que nous ne pouvons pas réfléchir, « sachant » cette ignorance ; c’est plutôt que nous ne pouvons pas réfléchir de manière féconde en la passant sous silence, en bref, sans acter au moins de cette ignorance.
Sans espérer dissoudre le mystère – ce n’est pas possible – il est tout de même envisageable de chercher des éléments de réponse qui « collent », et qui permettent, un moment, d’élaborer une réflexion sans ignorer le « voile ». Le miracle électronique contemporain, c’est la possibilité d’interroger en quelques secondes la totalité de l’œuvre de Montesquieu, grâce aussi aux mains et aux esprits qui ont bien voulu rendre ses textes accessibles à tous : ce que je fis donc, qui me fit apercevoir que Montesquieu ne faisait référence ou n’expliquait cette pratique dans aucune autre de ses lignes connues à ce jour comme lui étant imputables. En procédant toutefois par analogies successives, et en discutant avec un collègue historien que, sur le moment, l’affaire intéressa (il mit même sa fille latiniste « sur le coup »), j’aboutis à une idée qui, après réflexion, m’apparaît pour le moment la plus appropriée au contexte. Même si tel n’est pas l’essentiel de mon propos aujourd’hui, car le voile subsistera toujours sur le voile dont parle Montesquieu, je vous livre mon résultat : avec l’empereur Théodose commencent la fermeture, et la destruction parfois, des temples païens, notamment pour que ne s’y pratique pas le culte. Cette politique se poursuit en même temps que s’affirme la religion chrétienne. Les païens s’efforcent alors « de préserver ce qu’ils considèrent comme « l’âme » des villes et de leur territoire, et de cacher ou protéger les statues des dieux »[2]. Cette pratique se fondait aussi sur l’idée que des jours meilleurs viendraient où l’on pourrait ressortir les statues (des fouilles contemporaines attestent des « caches de statues des dieux antiques ».) L’idée de préservation et de sauvegarde est bien présente dans cette pratique : la période théodosienne est connue de Montesquieu qui s’y réfère souvent, quoique ne mentionnant pas explicitement la pratique païenne, autrement, peut-être, que par cette incise terminant son raisonnement dans le chapitre XIX du livre XII de L’esprit des lois. Quoiqu’il en soit, cette petite aventure, « limière » en quelque sorte, me fit tomber sur une autre énigme présente dans l’œuvre de Montesquieu, celle, plus connue, de la 2è édition des Lettres Persanes (il publia la 1ère édition à Amsterdam en se prétextant le simple traducteur pour ne pas être soumis à la censure), qu’il a publiée quelques mois après la première, en ôtant des textes et en ajoutant d’autres, sans que l’on sut jamais pourquoi. Ces « pourquoi ?», laissés par Montesquieu à la postérité, ramènent à l’introduction de cette brève : pourquoi les autorités italiennes ont-elles voilé, il y a quelques mois, des statues ? Faut-il donc y voir, comme nous le suggère un historien, une trahison de la civilisation européenne ? Ce qui m’apparaît pour l’heure, c’est que le voile, avec toutes ses variations, métaphore et analogies, est peut-être une notion « clé » pour la compréhension du monde contemporain : le voile au sens propre, qui couvre les têtes ou les statues, ou même encore les ministres quand ils se baignent en « polo »[3], et le voile au sens figuré, qui couvre les libertés, un savoir ou un non-savoir.
L.F. Septembre 2016
[1] Louis Manaranche, le Figaro.fr, 27 janvier 2016.
[2] M.-Y. Perrin, « Le nouveau style missionnaire : la conquête de l’espace et du temps », in
J.-M. Mayeur, Ch. Et L. Pietri , M. Venard et A. Vauchez (dir)., Naissance d’une chrétienté 2 : histoire du christianisme (250-430), p. 605.
[3] Voyez Marche ou (c)rève (3).