Le rôle de la connaissance du droit dans la connaissance des phénomènes humains
Séminaire Les usages du droit,
lundi 22 février 2016, 16h-18h,
animée par Lauréline Fontaine et Yves-Edouard Le Bos,
5, rue de l’école de médecine, 75006 Paris.
Avec Gérard-François Dumont,
Géographe des populations, Université Paris IV-Sorbonne
Compte-rendu par Lauréline Fontaine
Les juristes qui souhaitent envisager les « effets » du droit pensent le plus souvent qu’il faut recourir à la sociologie, et que, de toutes les façons, un tel regard est en quelque sorte « accessoire » à l’étude du droit. Il apparaît non seulement qu’une telle considération est, si on y réfléchit bien, tout à fait étrange, qui consiste à mettre de côté ce qui fait l’essentiel du droit, à savoir interagir avec son environnement humain, et, au surplus, le seul recours à la sociologie paraît à courte vue. Il est donc assez rare de pouvoir évoquer les effets du droit de en dehors de la sociologie. D’autres chercheurs pourtant s’y intéressent. Tel est le cas de Gérard-François Dumont, spécialiste de géographie de la population et Professeur ès qualité à Paris IV- Sorbonne. Sa recherche est originale car elle donne au droit une place tout à fait essentielle dans l’observation des mouvements de population sur un territoire donné, autour des 4 événements élémentaires en la matière : la natalité, la nuptialité, la migration et la mortalité. Il cherche ainsi et établit des corrélations entre l’entrée en vigueur, la modification ou la disparition de normes juridiques et les mouvements observés dans les 4 événements élémentaires déterminés. Or, il semble que, très souvent, ces corrélations ne soient pas seulement le fait du hasard mais bien la manifestation d’un lien entre des normes, les conditions de leur application et les comportements des hommes, seuls ou en groupe. Deux idées sont ressorties de l’écoute du propos de Gérard-François Dumont : l’une, importante pour les chercheurs, l’autre, sans doute plus pour les politiques. La première est que connaître le droit est important, voire parfois déterminant, pour comprendre les pratiques humaines. C’est une idée que l’on trouve notamment développée par Alain Supiot qui avance l’idée de fonction anthropologique du droit[1]. Mais, comme chez les philosophes, ceux qui ne se contentent pas de spéculer sur le droit et qui tirent une réflexion d’une véritable connaissance du droit (et pas seulement de son idée), sont, somme toute, assez peu nombreux[2], bien que portés par des figures majeures[3]. Le droit, tel qu’il est, est un vecteur de compréhension et d’intelligibilité de l’homme et de la société. Son étude n’est donc pas, en ce sens, seulement une science sociale « appliquée » comme on peut trop souvent le lire, y compris chez les juristes. Elle est un outil d’intelligibilité au même titre que la sociologie ou l’anthropologie, pour ne citer ici que ces deux disciplines. De ce point de vue, il est plutôt assez intéressant de noter que Gérard-François Dumont, qui met lui aussi en avant cette idée de nécessité de la connaissance du droit pour observer et expliquer les phénomènes qu’il étudie, n’est pas juriste, mais géographe et économiste d’origine. Cette « pratique » de recherche est à mettre en lien avec toutes celles qui se donnent pour ambition, quelles que soient les disciplines et les objets d’étude envisagés, de connaître, c’est-à-dire, si on y réfléchit, de mettre ensemble différents états des choses pour les rendre plus intelligibles. Cette pratique n’exclut pas, comme toutes les autres d’ailleurs, que certaines convictions puissent animer la recherche. Elles peuvent parfois être sensiblement perceptibles chez Gérard-François Dumont.
La seconde idée résultant de l’écoute de la présentation du géographe est également importante, qui concerne plus volontiers les politiques, mais qui doit être également prise au sérieux par les chercheurs : c’est une idée si évidente qu’elle parait souvent oubliée. En effet, si les autorités politique souhaitent, avec des normes, obtenir un résultat en particulier – par exemple augmenter la natalité – ils doivent, préalablement, bien étudier le contexte dans lequel ces normes évolueront pour ne pas « manquer » complètement le but visé. En bref, l’ « ingénierie juridique », si elle est possible, ne s’improvise pas. Gérard-François Dumont a soutenu ainsi qu’il faut des « éléments objectifs » (la réalité des faits et leurs corrélations[4]) pour prendre une décision qui est « subjective » (ce qui est souhaité). Le droit peut clairement « orienter » les comportements. Les nombreux exemples donnés par Gérard-François Dumont étaient destinés à montrer cette capacité d’orientation à propos des différents sujets intéressant la géographie de la population.
Ces idées laissent toutefois plusieurs interrogations en suspens, qui sont sans doute autant de domaines d’investigation pour les chercheurs. D’abord, est-on capable de « mesurer », sans chercher à le chiffrer toutefois, ce qui le dénaturerait sans aucun doute, le « taux » d’impact du droit sur les comportements ? Il est évident que celui-ci est infiniment variable, mais, par exemple, lorsque l’on constate une évolution des courbes du mariage directement corrélées à un changement de législation fiscale, on ne peut pas s’empêcher de s’interroger sur la portée véritable de la législation en cause sur la nuptialité : en effet, des couples se seraient quand même mariés sans cette législation, au même moment pour beaucoup, à un autre moment pour d’autres certainement, jamais peut-être pour certains. D’autres facteurs en effet jouent sur la nuptialité : des facteurs culturels, religieux, sociaux. Quant au facteur juridique, c’est de la manière dont il prend en compte les autres qu’il détermine souvent son efficacité : dans le cas de la législation fiscale ayant un effet sur le mariage, le facteur économique est pris en compte par le droit qui lui permet de provoquer certains comportements, à savoir plus de mariages que le nombre constaté antérieurement à la nouvelle législation. On se dit ainsi que la norme efficace, entendez ici celle qui permettrait d’obtenir un résultat souhaité, est celle qui non seulement prendra en compte les facteurs pertinents d’influence sur les comportements, mais aussi, et surtout, qui saura dans « quelles marges » elle peut avoir des effets concrets. C’est un truisme : le droit ne peut pas tout. Ce qu’il peut relève sans doute parfois d’un peu de « magie »[5], qui détermine plus ou moins la « confiance » que les individus ont dans le droit, mais il est certain qu’un regard plus « sérieux » sur le monde et une meilleure préparation des textes juridiques ne seraient pas un luxe. Ensuite, on peut comprendre assez facilement que la question se pose différemment selon le type d’intervention juridique dont il s’agit. On comprend évidemment que si la « légalisation » d’une pratique a pour effet qu’elle se produise, tout dépend en réalité de ce qui est visé : les couples homosexuels ne peuvent pas se marier si la législation ne l’autorise pas – c’est tout simplement impossible, tandis qu’il est possible de consommer du cannabis alors que cela n’est pas permis par la loi. Ce sont des questions qui, en termes d’ingénierie juridique et d’articulation avec le social, se pensent assez différemment, et qui rappellent que, si la connaissance du droit est bien un outil de compréhension du social, elle ne saurait se passer d’une compréhension croisée avec d’autres phénomènes.
L.F. 20 mars 2016
Voir aussi le compte-rendu des deux premières années de séminaire et les comptes-rendus des séances de l’année 2015-2016 (rubrique « comptes-rendus »)
[1] Alain Supiot, Homo Juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du droit, Seuil, 2006.
[2] Voy. le compte-rendu de la séance du séminaire Les usages du droit en octobre 2015 avec Yves-Charles Zarka.
[3] Voy. par ex. J. Derrida ou J. Bouveresse.
[4] Je souligne que ce constat n’est jamais lui-même soustrait à la controverse ?
[5] Voy. sur ce point les assez nombreux développements de B. Lahire, Ceci n’est pas qu’un tableau, La découverte, 2015. Une brève présentation de cet ouvrage est à venir sur Le droit de La Fontaine.