Le droit comme frein et le droit comme facteur de liberté.
L’impossible réconciliation ?
Séminaire Les usages du droit,
lundi 25 janvier 2016, 16h-18h,
animée par Lauréline Fontaine et Yves-Edouard Le Bos,
5, rue de l’école de médecine, 75006 Paris.
Avec Laurent Guihéry,
Université de Cergy-Pontoise, spécialiste de l’aménagement et des transports
Le droit des transports est devenu en soi une discipline académique. Mais c’est le rapport entre le « secteur » des transports dans sa globalité et le droit qui était envisagé dans cette séance du séminaire Les usages du droit avec Laurent Guihéry, Professeur à l’Université de Cergy-Pontoise et spécialiste de l’aménagement et des transports. Le maître mot donné par Laurent Guihéry était le « temps », ce qui, concernant le secteur des transports, a une certaine logique. D’ailleurs, le vocabulaire des transports a constamment innervé l’interrogation sur le droit, comme les lignes qui suivent l’illustreront. Le « temps » du droit, a souligné Laurent Guihéry, ne serait pas celui de l’économie moderne. Entendez, le droit est à la traîne, il est absent, il est dépassé par la « vitesse » des faits, autant d’expressions auxquelles Laurent Guihéry a eu recours. Ce rapport au temps était toutefois ambigu, comme le rapport au droit d’une manière générale, phénomène que l’on retrouve assez souvent : si le droit est à la traîne, c’est pourtant lui qui « doit donner le signal de départ », si la société doit être fondée sur la confiance, c’est-à-dire avec le moins de droit possible (le droit comme « dernier recours »), il est attendu du droit des «éléments forts ». Lors de la séance du séminaire Les usages du droit, avec Anne-Laure Boch (18 janvier 2016, voy. le compte-rendu), il était question de la morale qui avait vu son domaine d’action grignoté et presque dévoré entièrement par le droit. Lors de la séance du 25 janvier, il était plutôt question de laisser la place à l’ « auto-régulation » des acteurs, classique des classiques dès que l’on aborde des questions économiques. C’est sous ce prisme essentiellement que semble être abordé le droit. Prenant l’initiative, en accord avec l’objet du séminaire, de « trouver » dans sa bibliothèque des livres de droit, Laurent Guihéry nous a livré Tocqueville, Hayek et Buchanan, trois penseurs qui, à des échelles différentes, ont pour point commun de vouloir réduire la puissance de l’Etat. S’il ne s’agissait donc pas du tout pour Laurent Guihéry d’avoir une pensée « contre le droit », puisqu’il était même question travailler avec les juristes, cela n’allait pas de soi, comme souvent s’agissant des acteurs impliqués dans les secteurs de développement économique. Mais on se demande si la connaissance du droit – souvent très compartimentée – ne vise pas à faire du droit un pur instrument au service des activités dont il est question. Cette instrumentalisation du droit paraît complètement « naturelle » a priori : comment le droit pourrait-il être légitime s’il était un frein, un obstacle seulement, à tout ce qui favorise le développement, l’innovation, la croissance, le « travail » même. On ne pourrait aller contre cette idée. Pourtant elle est fondée sur plusieurs biais : le premier est bien sûr celui de la pertinence, non pas du développement, de l’innovation ou de la croyance en tant que tels, mais en tant qu’activités concrètes qui sont visées, de leurs conditions globales, de leurs conséquences globales. Cela est l’occasion de rappeler que le droit n’est pas au service des activités mais des hommes, et que le lien entre certaines activités et le « bien de l’homme » n’est absolument pas « logique ». Sans qu’il soit question de discuter ces deux questions ici, il est important de rappeler qu’elles sont essentielles pour imaginer donner une réponse à la question du rôle du droit, d’une manière générale, et de manière concrète chaque fois qu’une situation se présente. Lorsque par exemple, comme l’a fait Laurent Guihéry à propos de la question de la non ouverture d’un aéroport en Allemagne, on parle de « blocage du droit », ou que l’on dit que le droit est à la traîne, est implicite – mais certaine – la figure du droit comme frein, au sens péjoratif du terme. Son instrumentalisation montre qu’il est nécessaire d’en faire un « ami », car il est bien reconnu que le droit permet d’avancer, de débloquer aussi. Mais alors il apparaît que la règle ne sera envisagée que sous cet angle. Il semble être très peu question d’envisager l’abord du droit comme ayant une vocation non exclusivement tournée vers la régulation des activités économiques (voy. Analyser le droit, pourquoi faire ?).
Il reste que le domaine de recherche de Laurent Guihéry est très riche pour le droit, et peut-être que certaines expériences juridiques en la matière ont contribué à donner du droit un visage particulier : il nous rappelle ainsi que c’est dans le domaine des transports que les 1ères organisations internationales à vocation supranationale sont créées, à commencer par la Commission centrale pour la navigation du Rhin, créée en 1816 ( à la suite de la Convention sur l’octroi du Rhin de 1804 et du Traité de Vienne de 1815. Voy. à ce sujet l’article de J.-M. Woehrling, L’administration de la Commission centrale pour la navigation du Rhin, Rev. Fr. d’Adm. Pub., 2008, n°126, p.200, disponible sur le portail Cairn : https://www.cairn.info/revue-francaise-d-administration-publique-2008-2-page-345.htm), institution qui se dote d’un rôle juridique visant à assurer la liberté de navigation et la promotion de cette activité. Il nous rappelle aussi que le droit maritime (plus spécifiquement les conférences maritimes) a été l’objet d’une exemption tout à fait spécifique de l’application du droit européen de la concurrence, avec le règlement du Conseil n°4056/86 « déterminant les modalités d’application des articles 85 et 86 du Traité de Rome aux transports maritimes ». Le secteur du transport invite ainsi très clairement à réfléchir au droit comme facteur de « liberté » et au droit comme facteur d’ « obstacles ». On aura compris que, au-delà des affirmations dans un sens ou dans un autre, c’est bien dans la conception de ces deux idées que se situe l’enjeu.
L.F. 7 mars 2016
Voir aussi le compte-rendu des deux premières années de séminaire et les comptes-rendus des séances de l’année 2015-2016 (rubrique « comptes-rendus »)