Ce texte est issu d’une conférence introductive prononcée lors du colloque international de l’Université de Tours, Le néolibéralisme anglo-américain des années 1980 : construction, évolution et mondialisation d’un paradigme/modèle au tournant du XXe siècle.
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Droit et société au prisme de l’explication néolibérale : éléments contemporains.
Pour ceux qui y recourent, le terme « néoliberalisme » (et ses dérivés) sert le plus souvent de grille d’explication du monde. En en faisant usage, on entend s’accorder implicitement et quasi-immédiatement avec ceux qui nous écoutent sur une forme de constat ou de critique de la marche du monde. On « s’entend ». Parler de néolibéralisme c’est très souvent le dénoncer en même temps. Le terme est donc très commode, et on y recourt souvent pour éviter d’avoir à en dire plus. La commodité du terme côtoie son élasticité : il peut s’employer quel que soit ce dont on parle : de l’économie bien sûr, de la politique, du droit, de la culture, de l’enseignement, de la santé, de l’action humanitaire même, de la littérature, etc. Tout y passe.
Tout paraît aujourd’hui analysable au prisme du néolibéralisme, cette nouvelle « raison du monde » nous disent Pierre Dardot et Christian Laval. Parler de néolibéralisme à propos de tout peut révéler une facilité de langage, voire une paresse intellectuelle. Mais, c’est aussi le signe de ce qu’il y a, effectivement, ce que j’appelle une manière de voir, de dire et de décider le monde qui traverse l’ensemble des espaces sociaux, et qui nous rend de plus en plus inaptes à fonder intellectuellement et mentalement le constat de leur différenciation et à y croire. D’où qu’on la regarde, la marche du monde est dite « néolibérale » par les uns et par les autres.
Il me semble que les intellectuels et les scientifiques ne sont pas les seuls concernés par cette relative inaptitude à différencier entre les différents phénomènes et espaces économiques, sociaux et culturels : tous en quelque sorte paraissent soumis de la même manière à une certaine marche du monde, la marche dite néolibérale. Et si alternative il y a, ce ne serait que dans une forme nécessaire de violence vis-à-vis de ce qui semble s’imposer irrémédiablement. Il y a de toutes les façons toujours une violence à essayer de penser autre chose et autrement que ce qui se pense habituellement et par tous, ou presque.
Le droit, comme ensemble institutionnel et normatif et modalité privilégiée d’organisation sociale, n’échappe pas à une manière repérable – mais il est vrai difficilement analysable – de voir, de dire et de décider le monde, qu’on la nomme néolibérale ou non. Il faut noter au passage que le terme « néolibéralisme », sur l’origine duquel je reviendrai tout à l’heure, ne vise pas au départ à analyser le monde mais à le recomposer, et constitue donc un terme « programmatique » plutôt qu’analytique. Ce glissement est intéressant : la réussite du terme tient à ce que peu aujourd’hui se revendiquent franchement d’un programme néolibéral alors que beaucoup en font usage pour le dénoncer. Toujours est-il que lorsqu’à la fin des années 1930 le mot est créé, le droit en est un élément important.
La chose est connue : le terme néolibéralisme émerge à l’issue du fameux « colloque Lippmann » qui s’est tenu à Paris en 1938 autour de cette personnalité : Walter Lippmann, auteur d’un ouvrage intitulé The Good society. An Inquiry into the principles of the Good Society, propose de renouveler le libéralisme et c’est le professeur de philosophie et journaliste français Louis Rougier qui y voit prétexte à organiser une rencontre internationale où seront notamment présents Jacques Rueff, Friedrich Von Hayek, Ludwig von Mises ou William Ropke dont Michel Foucault appuiera plus tard le rôle décisif dans l’évolution du libéralisme (Naissance de la biopolitique. Cours au collège de France, 1978-79, 2004). Dans les discussions et dans les écrits des différents protagonistes du colloque, beaucoup de réflexions concernent ou mettent le droit en avant. Je m’en tiens ici à quelques rapides éléments.
Dans la préface de son ouvrage, Walter Lippmann remercie certes des économistes (Hayek, Von Mises et aussi Keynes), mais aussi un théoricien des relations internationales (Graham Wallas), et des juristes, dont Roscoe Pound, promoteur d’une lecture réaliste du droit, et MacIlwain, auteur d’un célèbre article intitulé « Government by Law » (1936, Foreign Affairs). Dans le compte-rendu du colloque Lippmann, et notamment dans l’agenda final, on lit que « c’est à l’Etat de déterminer le régime juridique qui sert de cadre au libre développement des activités économiques ». Dans son ouvrage Les mystiques économiques publié également en 1938 (éd. de Médicis), Louis Rougier, l’organisateur du colloque, propose un ordre juridique tel que la possibilité de la libre concurrence est toujours sauvegardée ». Non seulement le droit n’est pas absent du projet néolibéral, mais il semble même y jouer un rôle concret. Les travaux de Friedrich Von Hayek le montrent à l’envi. Dans le projet de recomposition néolibérale du monde, le droit a donc un rôle pivot. A cet endroit, et pour mieux saisir la portée du projet de recomposition, c’est-à-dire ce qui résonne chaque fois que le terme « néolibéralisme » est employé, identifier les raisons du choix de terme s’avère particulièrement fécond : étaient par exemple proposés « libéralisme positif », « libéralisme renouvelé », « libéralisme reconstruit », « libéralisme de gauche », et même « individualisme ». Selon l’économiste et journaliste Bertrand Rothé, dans un article datant de 2015 (« Le néolibéralisme naît à Paris », 2015, Marianne), le « néolibéralisme » l’emporte, car il demande moins d’implication que les autres termes. En dépit d’un projet substantiel de recomposition de la société, il s’agit de le nommer en engageant le moins de choses possible. Voilà une analyse qui ouvre bien des perspectives, parce qu’elle me semble évoquer ce qui est effectivement advenu, en passant par la nomination : une manière de dire le monde qui implique le moins possible ce dont il s’agit. Terme doctrinal et programmatique, le « néolibéralisme », en devenant un terme d’analyse, a de toute évidence conservé ce caractère d’en dire le moins possible qui engage ceux qui y recourent. J’irai jusqu’à dire qu’en dénonçant les pratiques néolibérales par ce terme, on prolonge la pensée néolibérale le plus souvent. Car il s’agit bien d’une manière de voir, de dire et de décider le monde qui en/se dit le moins possible, et à propos néanmoins de presque tout. L’observation des évolutions du droit va dans ce même sens.
D’où qu’on observe le droit, on peut être ainsi conduit à envisager le spectre du paradigme néolibéral : qu’il s’agisse des différentes branches du droit (lorsqu’elles sont distinguées, comme en droit français) – droit privé, droit public, droit civil, droit commercial, droit administratif ou droit constitutionnel – qu’on parte des différentes catégories ou notions du droit – les contrats, les normes, la famille, les actes juridique, la peine ou même la notion plus récente d’état d’exception (le juriste brésilien Rafael Valim a intitulé un petit opus en 2018 Etat d’exception. La forme juridique du néolibéralisme, L’Harmattan) – on semble pouvoir envisager chaque fois les évolutions du droit comme une manifestation du néolibéralisme. Dans les différents travaux qui l’illustrent, il s’agit le plus souvent de mettre partout, à raison d’ailleurs, l’accent sur la notion de concurrence, par la conversion de tout espace de diffusion, de communication et d’échange en un « marché » à réguler. En ce sens, tout le droit « y passe ».
La réussite de ces transformations n’est pas sans de sérieux étais sociétaux : de fait, nous sommes tous embarqués dans ces transformations, et je le crois, avec notre soutien. Le tout est de savoir comment ça se produit. Si le néolibéralisme est une manière de voir, de dire et de décider le monde, le droit, en paradigme néolibéral, aurait donc une structure générale, une organisation, une manière commune d’apparaître, quel que soit ce dont il parle, qui y correspond. De ce point de vue, il me semble que deux choses caractérisent aujourd’hui le droit dans ses évolutions : son rapport au langage et son rapport à la loi. Quels que soient les domaines du droit envisagés, ces deux points sont repérables, qui innervent par ailleurs l’ensemble des espaces sociaux. En cela, analyser les évolutions néolibérales du droit à travers son langage et son rapport à la loi, place l’analyse du droit au cœur des sciences sociales, en ce qu’elle identifie des structures de pensée assez largement partagées. Plus qu’identifier des « techniques » ou des effets néolibéraux, l’analyse qui part du langage et du rapport à la loi permet de se repérer dans ce qui fait le lit d’un dit néolibéralisme.
1. Le rapport du droit au langage
L’homme ne vit le monde qu’en le parlant, et son langage est donc déterminant. On peut de ce fait rappeler que le langage n’est jamais l’habit neutre d’une société : il est en partie ce qui la constitue, et ses évolutions ne doivent pas être prises à la légère. Le droit, nous dit-on dès les premières années des études de droit, est un langage, en ce sens le plus souvent qu’il produit et se déploie à travers un langage qui lui est propre. Cette spécificité du langage du droit est même cause de bien des tracas pour les étudiants, et source de frayeurs pour ceux qui lui sont étrangers. Mais ce qui me frappe en observant le droit qui évolue, c’est justement le fait qu’il tend aujourd’hui à se lover dans un langage qui ne lui est pas propre, un langage complètement « mainstream » pourrait-on dire, c’est-à-dire un langage très largement partagé au-delà du droit et qui pourrait relever des traits de la marche néolibérale du monde. Le droit définit, dit et décide le monde avec les mêmes mots que les opérateurs économiques, les associations humanitaires ou encore les artistes et ce n’est pas sans raison. Je vais prendre deux exemples d’usage de ces termes « mainstream » par le droit, au cœur de la vision néolibérale du monde : en recourant abondamment au registre de la « confiance » et à celui du « risque », deux termes qui entretiennent un lien étroit, le droit s’affiche comme l’allié indéfectible d’une certaine vision du monde. Partie de l’analyse du droit français, je me suis rendu compte que ces deux termes avaient aujourd’hui un identiques spectre dans le droit américain ou le droit anglais.
Depuis quelques décennies, on peut effet constater une pénétration exponentielle du vocabulaire et du registre de la confiance dans la sphère publique, visible à partir du vocabulaire en usage dans les textes de portée juridique, et dans le discours des autorités politiques et administratives. Il n’y a qu’à regarder les intitulés des lois et règlements récents : loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique et relatif aux prestations de cryptologie, loi du 28 janvier 2005 tendant à conforter la confiance et la protection du consommateur, loi du 26 juillet 2005 pour la confiance et la modernisation de l’économie, décret du 28 décembre 2011 relatif au dispositif de « tiers de confiance » prévu à l’article 170 ter du code général des impôts, arrêté du 18 janvier 2012 relatif au référencement de produits de sécurité ou d’offres de prestataires de services de confiance, décret du 27 mars 2015 relatif à la qualification des produits de sécurité et des prestataires de service de confiance pour les besoins de la sécurité nationale, décret du 18 octobre 2016 fixant les conditions dans lesquelles est donnée l’information sur le droit de désigner la personne de confiance mentionnée à l’article L311-5-1 du code de l’action sociale et des familles, loi du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique, ordonnance du 4 octobre 2017 relative à l’identification électronique et aux services de confiance pour les transactions électroniques, loi du 10 août 2018 pour un Etat au service d’une société de confiance, loi du 26 juillet 2019 pour un école de la confiance et récemment la loi en cours d’adoption visant à améliorer le système de santé par la confiance et la simplification.
La confiance semble jouer un rôle de légitimation, de validation de la parole publique : mais elle ne fait là que récupérer ce qui ne lui appartient originellement pas. Historiquement, l’appel à la confiance concerne en effet les activités privées et non l’action publique qui n’en avait théoriquement pas besoin. L’économie de type capitaliste n’aurait à cet égard pas pu se déployer sans la confiance accordée, ou à accorder, à quelque chose qui n’existe pas, peut-être pas, ou pas encore. Une banque peut prêter de l’argent qu’elle n’a pas, des courtiers spéculer sur quelque chose qui n’aura jamais aucune matérialité tangible, des entreprises se voir accorder une valeur sans aucun rapport avec la réalité de leur activité et des personnes qui y travaillent, des entreprises nouvelles vendre un produit qui n’existe pas encore. Faire confiance c’est faire crédit.
La création à la fois artificielle et mécanique de la valeur à partir du registre de la confiance – on parle de « capital confiance » – permet le déploiement presque sans limites d’un arsenal de dispositifs et d’acteurs théoriquement dédiés à celle-ci. L’appropriation de la confiance par la parole publique, à côté de la parole privée, n’est donc pas que de pure forme puisqu’elle en retire un bénéfice comme système de légitimation de l’action, une sorte de création de valeur à partir de ce qui n’existe pas.
L’histoire du registre de la confiance est en lien avec celle du « risque ». Ce sont aussi les acteurs privés qui ont le plus tôt compris et initié la logique du risque, destinée à limiter ceux encourus par les structures entrepreneuriales. Le terme, venant du latin resecare, resecum, couper, ce qui coupe, est étymologiquement l’écueil, le risque donc, encouru par une marchandise transportée par bateau. Le développement des échanges commerciaux permis par la navigation a mis l’idée de risque au centre du commerce, qui au fond ne se conçoit que par rapport à une perte de gains. C’est ainsi que, comme la confiance, l’invocation du risque est un élément historique moteur du développement d’une économie capitaliste à laquelle l’Etat s’est rapidement trouvé lié. Fondamentalement d’essence commerciale, le risque a donc également envahi l’espace public comme il a accompagné les évolutions de la société marchande globalisée.
Plus précocément que pour la confiance, le vocabulaire du risque a été l’objet des normes publiques depuis la 1ère Guerre Mondiale (générant à sa suite toutes une série de texte sur les risques liés au conflit armé : risques de bombardement, risques de guerre maritime, risques de stocks, risques monétaires), et a évolué sans discontinuer (accidents du travail, ou risques « vieillesse ».). L’idée de prévention des risques est plus récente puisqu’elle date, dans la loi, de la fin des années 1970 (loi de 1976 sur le développement de la prévention des risques professionnels, loi de 1985 sur la protection des travailleurs contre les risques professionnels dus à la pollution de l’air, au bruit et aux vibrations sur les lieux de travail, puis loi de 1991 en vue de favoriser la prévention des risques professionnels), pour justifier enfin des logiques de contrôle (loi de 1991 sur le contrôle et la prévention des risques professionnels causés par les substances et agents cancérogènes).
Aujourd’hui, l’idée de prise en compte du risque est quasi une obligation de toute activité, y compris l’activité juridique. Elle est relayée en ce sens par l’activité de normalisation qui détermine des critères de prise en compte des risques, via les fameuses normes ISO.
Promue à tous les niveaux et surtout aujourd’hui dans l’espace public, valorisée par des associations, organismes et courants de toute obédience, bref, complètement normalisée dans l’espace social, la politique de gestion des risques a été théorisée par l’un des fondateurs de l’école de Chicago, Franck Knight. En 1921, il publie Risk, Uncertainty and Profit qui vise notamment à éclairer les conditions de la concurrence et leur optimisation pour éviter les pertes.
Le registre langagier du risque comme celui de la confiance – il suffit d’observer les lois et les discours publics, n’est pas que de pure forme : il porte avec lui des pratiques. Je n’ai en effet pas pris l’exemple de la confiance et du risque au hasard. A la fois ces termes sont omniprésents dans le vocabulaire contemporain du droit, ils sont issus d’une logique à la fois commerciale et capitalisme, et, enfin, à proprement parler, ils font la loi, ou plutôt, ils font loi, de telle sorte qu’y recourir suppose une décision, presque logique, naturelle même, au sens où elle n’a pas besoin de réflexion ; elle s’impose, à la manière de la loi.
2. Le rapport du droit à la loi
Le droit, en paradigme néolibéral, prétend dire la loi, la transcrire telle qu’elle est, plus qu’il ne la ferait, cela avec le secours du registre de la confiance et du risque. Je prends deux exemples qui peuvent l’illustrer.
Puisqu’il s’agit de faire régner la confiance, est traquée partout la faillibilité et l’espoir de la combler. Je ne prends ici qu’un seul exemple, celui de l’authenticité, notion juridique pluriséculaire, qui s’est appuyée longtemps dans des pays comme la France sur des acteurs spécifiques, à l’instar des notaires, greffiers ou encore huissiers de justice. Aujourd’hui, pour favoriser la confiance, le système juridique met en valeur des mécanismes de fiabilité et de certification développés par des machines et systèmes informatiques, à l’instar de la fameuse blockchain, porteuse de confiance, que la législation, notamment européenne, promeut désormais. Par la confiance, les normes juridiques ne déterminent pas ce que les machines doivent faire mais ce qu’elles font ou peuvent faire effectivement. L’arrivée de la blockchain dans le paysage technologique a entraîné rapidement que le droit adapte les conditions de l’authentification et de validation des opérations juridiques à ce qui a été dicté par la machine, à sa loi.
Au passage, il y a une perte, qui évidemment n’est pas nommée, puisqu’il s’agit toujours, en paradigme néo-libéral, que la nomination en dise le moins possible sur ce qui se passe, tout en permettant que ça se passe : en effet, on passe assez clairement d’un système où le caractère valide d’une opération consignée dans un acte authentique n’était pas juridiquement contestable, via ses acteurs (quand bien même la personnalité et le travail de ceux-ci pouvaient être discutés), à un système où il ne s’agit pas de savoir si l’opération est valide, mais si l’opération a bien eu lieu, ce qui n’est pas du tout la même chose.
S’agissant du risque un même type de constat peut être fait. Tous les domaines de la vie du corps social, qu’elle relève de la vie privée, de la vie économique, de la vie institutionnelle ou de plusieurs à la fois, sont désormais touchés par la politique de « gestion » des risques, c’est-à-dire de ce qui ne s’est pas encore produit et dont on ne sait pas si cela se produira.
La seule invocation du risque, qu’il soit technique, environnemental, terroriste ou sanitaire, cumulé éventuellement à la logique de l’urgence, apparaît de plus en plus comme l’argument juridique suffisant pour la légalité et la légitimité de l’action. Il fait loi. Cela est très manifeste dans la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 9 juillet 2020 à propos de la loi organisant la sortie de l’état d’urgence sanitaire, par laquelle il valide la possibilité donnée aux autorités gouvernementales de fermer les établissements recevant du public ou d’interdire les manifestations et réunions publiques, sans aucun autre argument que l’intention présumée du législateur « de remédier au risque accru de contamination que présente la fréquentation publique de ces lieux » et au « risque accru de propagation de l’épidémie du fait de la rencontre ponctuelle d’un nombre important de personnes venant, parfois, de lieux éloignés ». Pas d’analyse de la réalité de la situation mais une acceptation de celle présentée, pas de mise en lien des mesures envisagées avec l’intention affichée par le législateur, pas d’interrogation sur des mesures non prises qui auraient éventuellement évité une atteinte moins grande aux droits et libertés protégés par la constitution (liberté d’aller et venir, d’expression et de manifestation, liberté du commerce), et enfin pas même l’esquisse d’une mise en balance entre la restriction des droits et ceux mis en avant (la protection de la santé, qui d’ailleurs n’est ici pas formulée comme un droit) pour la justifier. Une affirmation autour du risque vaut ainsi argument juridique. Cela signifie que tout peut être décidé qui répond, dans l’imaginaire acceptable par le plus grand nombre, à de bons « motifs », dans une « bonne société ». En bref, l’exaltation du risque met en lumière la dilution de tous les autres principes au soutien du droit et fondant quasi seul le droit, les choix et les décisions prises puisqu’il les contient presque en lui-même.
Qu’il s’agisse de confiance ou de risque – mais j’aurai pu prendre d’autres exemples, à l’instar de celui de la transparence, voire de la « vérité » – le droit se présente comme se soumettant à leur loi : pas d’explication supplémentaire, pas de véritable décision, une mécanique seulement, qui a pour effet de masquer les choix initiaux, celui d’appuyer la légitimité sur la confiance et le risque. Voilà donc l’effet du langage et de sa pratique en paradigme néolibéral : la dissimulation de nos subjectivités, sous le prisme des principes et de la mécanique indiscutables de la « bonne société ». Car ce qui apparaît subjectif se discute, et en paradigme néolibéral, il s’agit d’en dire le moins possible pour limiter la discussion ; ce qui fait loi ne peut pas se discuter. C’est une condition pour faire le droit. De ce fait la subjectivité est très souvent présentée comme un risque, qui exige de la faire disparaître. L’authentification par la technologie qu’on a vue plus haut a été promue et est même souvent revendiquée comme destinée à limiter les effets des décisions prises par les dits anciens et traditionnels officiers publics ministériels. Il s’agit concrètement d’éliminer les possibles effets d’une décision humaine, quitte à la masquer. Le secours de la science disante et des machines dites « intelligentes », c‘est-à-dire strictement qui n’ont pas besoin d’une intervention humaine pour agir comme l’homme souhaite – ou est supposé souhaiter – est présenté comme un progrès. L’idée de l’homme et du juriste augmenté par la machine est positivement connotée. Ainsi s’explique aussi la progression de la barémisation et de la forfaitisation des peines, au nom du risque de la subjectivité des juges.
A ce stade, ce qui me semble devoir être retenu est que par le droit, l’homme se donnait le sentiment de vouloir maîtriser le monde en se donnant des lois. Aujourd’hui, il soumet le droit à ce qu’il feint de croire être des lois qui s’imposent à lui qui veut une « bonne société ». En effet, qui ne voudrait pas d’une « bonne société » ?
2021, Lauréline Fontaine