Par
Violaine Delteil, Maîtresse de conférences, Université Sorbonne Nouvelle
et
Lauréline Fontaine, Professeure, Université Sorbonne Nouvelle
Publié pour la première fois en 1913, An Economic Interpretation of the Constitution of the United States[1] devient presqu’immédiatement un classique chez les historiens et politistes américains. L’ouvrage de Charles A. Beard va être réédité tous les ans jusqu’à la deuxième Guerre Mondiale. Dès la 1re édition de leur Interpretation of American History. Patterns and Perspectives en 1967, et jusque dans les années 2000, des historiens américains indiquent que le livre de Beard a peut-être été le travail le plus influent de toute l’histoire américaine[2]. Historien aussi, John Patrick Diggins estime que An Economic Interpretation… est l’un des livres les plus provocateurs et les plus controversés jamais écrits par un historien américain[3]. Une enquête menée en 1938 auprès des intellectuels américains par le journal New Republic en 1938 sur les livres qui les ont le plus influencés (« Books That Changed Our Minds »), a placé l’ouvrage de Charles Beard en second, après celui du fondateur de l’institutionnalisme américain, l’économiste et sociologue Thorstein Veblen, The Theory of Leisure Class, paru en 1899, et avant les ouvrages de Sigmund Freud et John Dewey[4]. Présentant l’enquête, Max Lerner dit que An Economic Interpretation… était de ces livres de légende, plus discutés que lus, plus connus pour leur titre que pour leur analyse[5]. L’ouvrage, poursuit Max Lerner, par son titre notamment, avait fondé une approche « beardienne » de l’écriture historique mais était plus inspirant que fondateur[6]. Quoiqu’il en soit, la pratique constante du dialogue entre disciplines vaudra à Beard le double et rare honneur d’être nommé président de l’American Political Science Association (1925-26) et de l’American Historical Association (1933). En 1944, il est même en couverture du magazine Life avec le titre suivant : « Charles Beard and ‘the Republic’ ».
Pourtant, comme le notera Richard Hofstadter, Charles Beard (1874-1948), fera l’objet de l’un des retournements d’opinion des intellectuels américains les plus « spectaculaires » du XXè siècle, présentant l’œuvre de Beard comme étant l’une des plus imposantes « ruines » de l’historiographie américaine[7]. Dans ces derniers écrits publiés au sortir de la seconde guerre mondiale, Beard s’en prend à d’autres étendards américains que celui de la constitution, au premier rang desquels le président Roosevelt[8]. Il fustige en particulier la dérive militariste et impérialiste de ce dernier, ses causes économiques (stratégie visant à faire oublier les échecs sociaux et économiques du New Deal, influence des intérêts du complexe militaro-industriel), et ses incidences internationales. Il s’inquiète aussi de manière anticipatrice de l’essor de la « société de consommation », et encore du développement d’un capitalisme d’entreprise américain toujours plus enclin à transformer le monde entier en terrain d’investissement, sans considération pour les dégâts sociaux et culturels collatéraux[9]. La critique de Beard s’accordait évidemment mal avec le triomphalisme patriotique de la fin de la guerre, où l’Amérique se voyait et se célébrait en puissance démocratique et libératrice des peuples. Très justement, Pope Mc Corkle constate que la découverte des crimes nazi et le triomphe de la vertu américaine ont fait que la plupart des intellectuels américains – et identiquement sur le continent européen – avaient perdu leur instinct critique à l’égard de la Constitution qui ainsi retrouvait « sa stature intellectuelle en tant que principal symbole du génie politique américain »[10]. Le reproche fait à Charles A. Beard d’avoir été non seulement trop critique à l’égard de la politique étrangère des Etats-Unis mais aussi de paraître indifférent vis-à-vis des crimes commis par Hitler, achèvera de compromettre sa réputation[11]. A partir des années 50, ses contempteurs portèrent leurs critiques sur le bien-fondé de son travail, une série d’études venant reconsidérer les bases et les vertus scientifiques de son analyse[12]. Beard, qui avait, avec sa femme, Mary Ritter Beard, offert aux américains l’une des plus grandes fresques historiques de la nation et énorme succès de librairie, The Rise of the American Civilization (1927)[13], se verra frapper d’un discrédit durable.
Si toute une génération d’historiens et de citoyens avisés lui aura été reconnaissante d’introduire du réalisme dans l’histoire des Etats-Unis, beaucoup ne lui pardonneront pas d’avoir levé une seconde fois le voile des motivations économiques sur le récit romantique de la nation américaine. Les critiques se saisiront de An Economic Interpretation … pour disqualifier Beard et le reléguer dans le rang, infamant ou presque, des historiens « marxistes », étiquette dont Beard, allergique aux adhésions partisanes (y compris au parti socialiste avec lequel il travaillera), se sera toujours défendu.
Dans les années 1960, les intellectuels de la « nouvelle gauche » vont eux aussi s’efforcer de prendre leur distance avec Beard en affichant explicitement leur volonté d’aller « au-delà »[14]. Périodiquement encore aujourd’hui, des travaux de critique[15], mais aussi de réévaluation[16] ou de réhabilitation de sa thèse[17] paraissent dans des revues américaines. On a pu parlé de ligne « neo-beardienne », représenté par exemple par Michael Parenti, historien, politologue et critique culturel américain, qualifié de progressiste, qui, dans un ouvrage paru en 1980 interrogeant le caractère démocratique de la constitution, avait une contribution intitulée « The constitution as an elitist document »[18]. Comme l’ouvrage de Beard, la contribution de Parenti repose beaucoup sur une analyse des déclarations des pères fondateurs. Preuve aussi que son souvenir est encore très important chez les historiens, plusieurs manifestations scientifiques furent organisées en 2013 à l’occasion du centenaire de la parution de An Economic Interpretation…, et une nouvelle monographie sur les idées développées par Charles A. Beard est parue en décembre 2018 sous la plume de l’historien Richard Drake[19]. 315 pages ainsi consacrées à celui dont le site Law and Liberty se demandait en 2014 s’il était une légende vivante ou une icône archaïque[20].
Un premier élément de réponse à cette question peut venir de ce qu’une recherche sur le portail américain « Jstor » sort plus de références sur « Charles A. Beard » depuis sa mort en 1948 (près de 3500, dont un peu moins d’un tiers entre 1990 et 2020), qu’avant celle-ci (près de 2000). Même si le nombre de revues a augmenté ces dernières décennies par rapport à la première partie du XXè siècle, et même si Richard Drake lui-même indique que Charles Beard a été érigé au rang de contre-exemple absolu de la méthode historique dans les universités américaines des années 1960[21], l’historien aux 11 millions d’exemplaires vendus[22] est demeuré une référence, soit qu’il s’agisse de s’en inspirer, soit qu’il s’agisse de le rejeter.
Charles Austin Beard s’est avéré être une personnalité humaine et scientifique à la fois énigmatique et controversée, et son œuvre l’est tout autant. En somme, ce qui fait le succès de Beard à une époque le disqualifie à une autre. Là où il est populaire, ailleurs il est inconnu. Les historiens l’honorent ou le honnissent, les juristes le discutent ou l’ignorent. S’il paraît assez largement aujourd’hui inclus dans la catégorie des penseurs progressistes du début du XXè siècle, la réalité de la réception du travail de Beard s’avère particulièrement délicate à établir. Impossible de coller une étiquette claire et définitive sur la thèse de Beard, comme sur sa pensée en général tout au long de sa carrière, sauf peut-être, s’agissant de An Economic Interpretation…, à l’avoir lu dans son intégralité[23]. Il se défendait lui-même – et en grande partie à raison – d’être marxiste[24]. Et curieusement, alors que l’ouvrage de Beard ne contient à proprement parler aucune analyse économique, il est aujourd’hui mentionné sur la page américaine de Wikipédia consacrée au courant de l’« économie constitutionnelle »(Constitutional Economics) initiée par le très libéral James Buchanan, comme « The generally accepted birth of constitutional economic analysis of US Constitution »[25].
La thèse de Beard consiste seulement – mais fondamentalement – à présenter la constitution américaine de 1787 comme un « document économique » : son analyse est en ce sens à la fois originale et novatrice, mais interroge sur sa méthode, sa perspective et ses non-dits (1). Sa stratégie consiste à taire le contexte économique de la révolution américaine et de l’écriture de la constitution, mais aussi celui existant au moment de la parution de son ouvrage, alors qu’elle intervenait en plein milieu d’une controverse sur les conditions de l’interprétation de la constitution au regard des choix économiques locaux et nationaux (2). Fondée sur une autonomie du politique et des droits vis-à-vis des intérêts économiques, la doctrine constitutionnaliste ne pouvait accueillir la thèse de Charles Beard que de manière limitée, voire anecdotique, tant elle prend le contre-pied de son dogme d’origine (3). Les évolutions du capitalisme, qui s’organisera à l’échelle transnationale sous le viatique de la mondialisation, allaient à la fois confirmer certaines des hypothèses de Beard et requérir d’autres interprétations du phénomène constitutionnel, que l’idée de « constitution économique » bouscule plus qu’il n’y paraît à première vue (4).
1. La thèse originale de Beard : la constitution est un « document économique »
La thèse que Beard défend dans An Economic Interpretation… attaque de front le mythe fondateur selon lequel la Constitution serait écrite par « le peuple tout entier » (p. 13) et avait de quoi susciter une levée de boucliers. Il soutient que la loi fondamentale est un « document économique » (titre du chapitre 6 de l’ouvrage), que les délégués à la Convention de Philaldelphie étaient, « with a few exceptions, immediately, directly, and personally interested in, and derived economic advantages from, the establishment of the new system » (p. 161), et qu’alors, le peuple n’a pas été « the original source of all political authority exercised under it » and « founded on broad general principles of liberty and government entertained, for some reason, by the whole people and having no reference to the interest or advantage of any particular group or class » (p. 13).
L’ouvrage de Beard s’en prend ainsi très directement à la mythologie nationale qui culmine depuis la fin du XIXè siècle, par laquelle la Constitution est glorifiée comme « the most wonderful work ever struck off at a given time by the brain and purpose of man », ainsi que l’écrivit Gladstone en 1878[26].
L’affirmation selon laquelle la loi fondamentale est un « document économique », n’est pas tout à fait originale (voir infra les origines intellectuelles de Charles Austin Beard). Mais la thèse tranche par la manière assez catégorique et provoquante[27] dont l’auteur énonce celle-ci. « The Constitution was not created by ‘the whole people’ as the jurists have said » ; « it was the work of a consolidated group whose interests knew no state boundaries » (p. 161). Ou encore : « it was an economic document drawn with superb skill by men whose property interests were immediately at stake » (p. 95 ). Elle tranche aussi par l’impressionnant matériau de preuves qu’il mobilise, puisées dans une somme d’archives aussi parlantes que composites, pour mettre en lumière les motivations économiques qui auraient alors orienté les hommes de loi chargés d’écrire et ratifier la loi fondamentale. Enfin, la thèse est étayée par la référence littérale aux écrits des constituants, Madison en tête, qui montrent que ces derniers n’étaient pas restés insensibles à l’immixtion des intérêts économiques, et aux antagonismes entre ces derniers.
Les manifestations de la constitution comme un « document économique »
Pour Beard, le pragmatisme des sciences sociales est une promesse contre la présomption d’instrumentalisation de la science : la visée du chercheur doit consister à collecter des preuves matérielles, issues d’un matériau brut qui doit se passer de commentaires au risque d’entacher l’impartialité de la démonstration. Beard défend cette livraison presque brute des archives pour que « the student may draw his conclusions independently » (p. 137).
Pour accomplir ce travail, Beard va plonger (avec un délice qu’il ne cache pas au lecteur) dans une somme impressionnante de documents, extraite d’archives patrimoniales, financières, électorales, éditoriales, qu’il sortira de leur silence. Parmi ses trouvailles figurent les registres du département du trésor fédéral et ceux des différents fonds d’Etat. C’est à partir de ces sources minutieusement collectées, qu’il composera un inventaire patrimonial de chacun des personnages clé de l’écriture et de la ratification de la Constitution, répertoriant pour chacun d’eux les possessions et évolutions de patrimoine et portefeuille (propriété foncière, mobilière, créance, esclave, capital investi dans les manufactures, la navigation, etc.). Mais Beard ne s’en tient pas à un simple inventaire patrimonial, et propose – ce qui fera l’originalité du chapitre 5 – une succession de biographies économiques des constituants qui donne un peu de chair au catalogue patrimonial, et dessine un tableau de personnages qui n’est pas sans rappeler, la veine réaliste et matérialiste du Spoon River Anthology publié l’année suivante[28]… avec un peu moins de poésie cependant.
Voici deux exemples de bibliographies par lesquelles Charles A. Beard catégorise le patrimoine des constituants et explique leur vote, favorable ou défavorable à la constitution[29].
Les biographies économiques des constituants que l’auteur s’applique à rédiger sur de longues pages sont éloquentes quant au patrimoine de la majorité des 55 constituants. Ces derniers n’étaient pas que des hommes de droit, issus des centres urbains ou régions de la côte. 40 d’entre eux étaient « probablement » (car Beard ne dispose que du registre du département du Trésor de 1790) détenteurs de titres d’Etat[30]. Pour Beard, ils étaient des spéculateurs ayant acheté des titres après avoir eu la garantie de l’introduction du système hamiltonien d’assomption des dettes étatiques dans une dette fédérale[31], qu’en des termes plus contemporains, on aurait qualifié de délits d’initiés. Beard comptabilise encore : 14 des 55 membres spéculaient sur les terres de l’Etat, 24 étaient des créanciers, (impliqués donc dans le prêt d’argent contre intérêt), au moins 11 étaient détenteurs de biens dits « personnels » (commerce, manufacture, flotte), 15 au moins étaient propriétaires d’esclaves[32]. Cette comptabilisation repose sur la différence de nature et de régime juridique existant entre les différents types de propriété. Les biens personnels, parfois appelés bien mobiliers, s’opposent ainsi aux biens immobiliers. Ils comprennent des biens dits « corporels » (des meubles au sens commun, mais aussi le fruit d’une récolte par exemple), et « incorporels » à l’instar des titres de créance. Contrairement aux biens immobiliers, le sol ou le bâtiment, ils se caractérisent par leur nature mobile. Au XVIIIè siècle, la propriété mobilière, notamment incorporelle, a commencé à générer une économie propre et importante (la circulation des capitaux) dont la nature faisait donc de leurs acteurs les porteurs d’intérêts propres et distincts des propriétaires de biens immobiliers.
Longue démonstration à l’appui, Beard soutient donc que le texte suprême est le résultat des intérêts économiques de la majorité des 55 constituants dont la plupart, ne sont pas seulement des hommes de lois. Ils sont aussi pour une majorité d’entre eux des industriels, des négociants et plus nombreux encore des propriétaires de titres d’Etat, intéressés à ce que la Constitution protège leurs intérêts et leurs ressources. Pour le matérialisme analytique et le réalisme historique de Beard, les motivations des 55 constituants sont avant tout le reflet des possessions matérielles propres à chacun des acteurs en jeu (plutôt que des doctrines ou idéologies auxquelles il n’accorde que peu de poids et peu d’autonomie vis-à-vis des réalités matérielles), ayant variablement intérêt à la mise en place d’un gouvernement fédéral assorti d’un régime monétaire et fiscal unifié, de régulations (commerce maritime, limitation de la concurrence ou des monopoles étrangers, anti-trust, spéculation sur les terres de l’Ouest, etc.), voire d’une dette fédérale – qui ne sera créée qu’en 1790.
Le chapitre 5, qui présente ces biographies patrimoniales des constituants, a été le plus commenté, pour son originalité comme pour la charge démystificatrice qu’il assène aux intentions des pères fondateurs. Les biographies économiques des délégués des conventions d’Etat, appelés à voter sur la ratification de la loi fondamentale, confortaient aussi les hypothèses portant sur les motivations des constituants. Ainsi écrira-t-il en conclusion du chapitre 10 : « The State conventions do not seem to have been more ‘disinterested’ than the Philadelphia convention » (p. 146). Les délégués partisans de la Constitution se recrutent pareillement dans les rangs des détenteurs de « propriété mobilière » (créanciers, possesseurs de titres d’Etat ; industriels des manufactures, détenteurs de bateaux commerciaux, spéculateurs sur les terres de l’Ouest), tandis que les opposants appartiennent majoritairement à la classe des propriétaires de « propriété immobilière » (débiteurs, petits fermiers endettés, ‘manorial lords’, esclavagistes du Sud).
Pour les constituants comme pour les délégués, les déterminants économiques du clivage entre fédéralistes et anti-fédéralistes sont globalement les mêmes. Les créanciers et en particulier les détenteurs de fonds d’Etat avaient un intérêt direct à l’élaboration d’un nouvel ordre institutionnel tel que le profilait la constitution. Cette dernière assurerait une plus grande stabilité juridique, protégerait les droits de propriété[33], introduirait une régulation du commerce interne (entre Etats) comme du commerce avec l’étranger. Elle ouvrirait aussi la possibilité au nouveau gouvernement fédéral de battre monnaie et de lever des impôts (ressources fiscales qui assureraient aux détenteurs de fonds d’Etat, la garantie d’obtenir le remboursement de la créance dont ils étaient porteurs), comme celle d’accroître les forces militaire et navales[34].
A l’inverse, les intérêts des débiteurs et fermiers étaient favorables à la souveraineté laissée aux Etats, dont ils escomptaient des mesures susceptibles d’alléger leur sort : protections agraires, émission de monnaie et inflation (cette dernière ayant la vertu de dévaluer la dette), suspension de la collecte de taxes, assouplissement des procédures légales de recouvrement de dettes, voire annulation de dettes, abolition de l’emprisonnement des débiteurs, etc… autant de mesures que le transfert de souveraineté à la Confédération était susceptible de compromettre.
Animant cette galerie de portrait, Beard fait aussi entendre toute une série d’acteurs parties prenantes ou intéressés à la ratification (ou non) de la constitution : dans un panorama choral (mais fragmentaire de par ses sources), il donne voix à l’expression de craintes, revendications, comme aux tentatives de lobbying et alliances de certains des groupes concernés. Ainsi de ce texte du 12 novembre 1987 cité par Beard et issu des représentants du Connecticut qui relaie les intérêts des propriétaires de bateaux de commerce du Nord qui militent alors pour une régulation fédérale apte à contrer l’écrasante concurrence de la flotte britannique dans les ports américains : « In the harbour of New York there are now 60 ships of which 55 are British. The produce of South Carolina was shipped in 170 ships, of which 150 were British. Surely there is not any American who regards the interest of his country but must see the immediate necessity of an efficient federal government; without it the Northern states will soon be depopulated and dwindle into poverty, while the Southern ones will become silk worms to toil and labour for Europe. » (p. 30).
La Constitution : fruit d’une bataille entre deux élites économiques
Pour Beard, la bataille autour de la constitution oppose donc deux groupes économiques bien distincts : d’un côté les créanciers et détenteurs de puissants intérêts mobiliers (industriels, marchands), de l’autre, les débiteurs et fermiers (pour partie endettés). Elle oppose aussi, dans des termes ou l’économique et le politique se conjuguent, les intérêts du capitalisme à ceux de l’agrarianisme, les tenants d’une expansion commerciale (interne et externe aux Etats) revendiquant un contrôle fort sur la volonté populaire, contre les ruralistes partisans d’une intervention protectrice des Etats associée à une démocratie plus égalitaire… lesquels, rappelle Beard, avaient manqué de peu d’invalider la constitution et, partant, l’avenir de l’Union des 13 anciennes colonies réunies.
A bien lire le texte de Beard, ce dernier est loin d’épouser la grille de lecture marxiste que lui auront prêtée ses contempteurs. L’histoire de la Constitution ne peut se lire comme une bataille entre classes sociales (celle des possédants contre les prolétaires et autres exclus des droits de vote). Elle résulte bien davantage d’un combat opposant une élite contre une autre (ici les capitalistes contre l’aristocratie agrarienne), une oligarchie ou ploutocratie contre une autre, une « constituency » contre une autre[35]. La focale privilégiée n’évacue cependant pas la dimension critique et sociale que Beard exprime vis-à-vis de la démocratie américaine.
Cette interprétation économique du clivage fédéraliste/anti-fédéraliste vient du même coup remettre en cause l’histoire officielle de l’époque où Beard prenait la plume, et selon laquelle le clivage opposait les Etats du sud (anti-fédéralistes) aux Etats du nord et du milieu. Pour Beard, le clivage inter-étatique se double d’un clivage interne à ces derniers (opposant notamment les intérêts des grandes villes à ceux des communes agraires)[36]. Comme le souligne l’auteur dans la phrase conclusive de l’ouvrage, « The constitution was not created by (…) ‘the states’ as Southern nullifiers long contended ; but it was the work of a consolidated group whose interests knew no state boundaries and were truly national in their scope » (p.161).
En toile de fond, une critique de la démocratie représentative
Infatigable critique de la démocratie américaine, Beard se saisit de l’histoire pour en sonder les fondements et mettre au jour leurs écueils originels. S’il mobilise les motivations des constituants pour mettre à mal le mythe d’une loi qui serait l’œuvre du « peuple tout entier », s’il rappelle par ailleurs que les constituants n’ont pas été élus mais désignés par les Etats, il n’oublie pas de s’en référer aussi à des arguments plus comptables pour décrire la réalité d’alors : il rappelle, dans son chapitre 2, le découpage des groupes qui composent la population américaine, faisant qu’une majorité de la population américaine demeure exclue des droits politiques : les femmes, les esclaves, les domestiques régis par l’indenture[37], ainsi que les hommes dépourvus des critères de propriété qui conditionnent le droit de vote. Considérant probable que les trois quarts de la population masculine et blanche n’ont pas participé à l’élection des délégués aux conventions d’Etat, soit par indifférence, soit parce que les critères de propriété les empêchaient de prendre part au scrutin (p. 120), Beard rappelle aussi en conclusion que, « The Constitution was ratified by a vote of probably not more than one-sixth of the adult males. » (p. 161). Le ratio tombe à 1/16è de la population si l’on inclut la population exclue de droits politiques.
Si Beard ne fait qu’inventorier et nommer les faits, sans doute pour masquer sa visée critique, sinon normative, il est en aparté plus explicite quant à son dessein démocratique. Dans une correspondance avec le sénateur progressiste du Wisconsin Robert La Follette, en mai 1913, il écrit sans détour : « I do no think it is a question of ‘restoring’ the governement to the people ; it is a question of getting possession of it to them to the first time »[38]. En arrière fond, Beard a aussi en tête le combat féministe pour le droit de vote qui est encore loin d’être gagné (il faudra aux Etats-Unis attendre 1920 pour les femmes blanches, 1965 pour toutes), et auquel sa femme Mary Ritter, militante de la première heure, l’aura très tôt converti.
Dans le bain bouillonnant du progressisme de l’époque : les influences intellectuelles de Beard
Que Beard se soit gardé de rendre explicite nombre de ses inspirations intellectuelles et politiques est une étrangeté remarquable qui ne tient sans doute pas au hasard. Prompt à citer Madison ou certains de ces collègues historiens ou politistes (voir infra), il sera bien moins disert pour référencer ses filiations avec les juristes ou économistes dont son texte porte pourtant l’empreinte. Ce qui sera sans doute une manière habile – quoique finalement vaine – d’échapper à l’étiquetage (marxiste notamment) et aux querelles idéologiques de son temps, donnera matière à interprétation entre ceux qui se lanceront dans sa biographie intellectuelle[39].
Né dans l’Indiana, sur une terre du populisme agraire, Beard sera précocement sensibilisé aux questions politiques de son temps. Très tôt plongé dans le journalisme pour seconder son père qui dirige alors un journal local républicain, il s’imposera ensuite comme rédacteur en chef du journal de l’Université méthodiste DePauw où il effectuera sa licence (1894-1898). C’est dans ce collège et avant même son entrée à l’Université de Columbia, qu’il rencontrera ses premiers inspirateurs : l’historien Andrew Stephenson (spécialiste de l’histoire constitutionnelle), l’économiste institutionnaliste John Commons, mais aussi l’économie politique hétérodoxe et les causes progressistes de l’époque (mobilisation du travail, taxe progressive, etc.), sans oublier le féminisme naissant (autour de Marie Ritter).
Comme souligné par ses biographes, son séjour d’une année en Angleterre à l’Université d’Oxford comme graduate (1898-1902), sera décisif pour le confirmer dans sa volonté de tenir ensemble recherche historique et activisme social. Sur ce second volet, l’expérience britannique fera davantage que le sensibiliser aux dérives du capitalisme industriel. Charles A. Beard s’engagera en 1898, derrière l’américain Walter Wrooman alors en Angleterre (socialiste réformateur chrétien), dans la création du Ruskin College de l’Université d’Oxford dédié à la formation des leaders politiques de la classe des travailleurs, avant de soutenir activement la création d’écoles similaires aux Etats-Unis, dont le Ruskin College à Trenton, Missouri, en 1902.
La période suivante est celle de son installation à l’Université de Columbia (1902-1915), en tant qu’étudiant puis, dès 1905, en tant que jeune professeur. Columbia est alors le cœur battant des sciences sociales, de la fertilisation croisée entre des disciplines (l’histoire, l’économie politique, la sociologie, le droit) qui se rejoignent notamment autour de l’étude du passé des institutions, et du rôle des institutions sur les comportements humains[40]. S’y croisent le pragmatisme politique de Frank J. Goodnow, auteur notamment de Social Reform and the Constitution en 1911, cité d’ailleurs par Charles Beard dans son ouvrage (p.12), ou encore le courant de l’économie politique hétérodoxe de Edwin Seligman, que Beard cite également (p. 11 et 15). A travers Seligman[41] dont l’influence sur Beard sera supérieure à celle de Robinson ou Goodnow si l’on suit les propos de son dernier biographe[42], Beard découvre la possibilité de se revendiquer d’un matérialisme historique (l’approche descriptive de Marx), sans endosser la vision téléologique du socialisme et de la révolution (l’approche normative). La filiation à l’économiste est clairement assumée par Beard dont le titre est presque un calque de l’ouvrage majeur de Seligman, The Economic Interpretation of History publiée en 1902[43], bien que plus modeste par son usage de l’article « An » plutôt que « The ». Ce dernier texte est cité à deux reprises par Beard, à l’appui de la théorie du « déterminisme économique » de l’histoire dont il se revendique assez largement (voir p. 6, 10, 11, et 15). Il le cite ainsi en disant que, « To economic causes, therefore, must be traced in the last instance those transformations in the structure of society which themselves condition the relations of social classes and the various manifestations of social life »[44] (p.15). Les batailles de Seligman, ardent défenseur de l’introduction d’un impôt progressif, marqueront le réformisme social de Beard initialement inspiré du « social-libéralisme » de l’anglais John A. Hobson[45].
L’époque de Columbia est donc pour Beard une période de grande intensité intellectuelle et aussi celle de sa participation active à différents cercles de réflexion dont le X Club (1903-1917), composé d’intellectuels progressistes (dont John Dewey) et socialistes, d’artistes, comme de son implication dans l’association des socialistes (alliés aux opposants modérés socio-démocrates) de la ville de New York, le New York Bureau of Municipal Research qu’il rejoindra dès sa création en 1907[46]. Charles A. Beard est extrêmement prolifique sur le plan éditorial (11 ouvrages écrit seul ou en collaboration, une somme impressionnante d’articles et de recensions regroupés ex post dans 6 volumes[47]). Il contribue, dans le sillage de son collègue James Harvey Robinson, tête de pont du courant progressiste, à faire prospérer le courant de la « nouvelle histoire » ou du « réalisme historique ». Il invite les historiens à se positionner sur le terrain de l’interprétation de l’histoire, à ouvrir un dialogue entre passé et présent, pour interroger l’usage instrumental de l’histoire et de ses interprétations. Le « réalisme historique » bouscule l’histoire classique des institutions, en invitant à étudier la manière dont les règles formelles, loin d’être immuables, sont modifiées dans leurs effets par le contexte politique et les usages juridiques des périodes postérieures à leur création.
Charles A. Beard aura aussi été sensible aux travaux fondateurs de l’économie institutionnelle, dont Thorstein Veblen (auteur de Theory of the Leisure Class, 1899) aura été le précurseur. Comme Veblen mais sans la critique radicale de ce dernier[48], Beard se fera le défenseur d’une troisième voie au-delà du capitalisme et du socialisme, qu’il qualifiera plus tard de « république des travailleurs » ou de « démocratie économique » [49]. On peut aussi présumer une filiation aveugle de Beard, en la personne de John Commons, bien qu’elle ne soit mentionnée par aucune de ses biographies intellectuelles. Ils se rencontrent quand Beard n’est encore qu’étudiant et John Commons déjà professeur, et ils entretiendront toujours leur amitié[50]. Les proximités entre les réflexions des deux auteurs sont troublantes. Si Commons ne publie ses ouvrages majeurs que bien après An Economic Interpretation… (Legal foundations of Capitalism paraît en 1924[51], Institutional Economics en 1934[52]), on peut conjecturer que les thèses du premier inspireront aussi le second. Prenant à rebours la thèse de la création spontanée des institutions, Commons verra dans les conflits la source première des institutions. A la mystification de la main invisible de Adam Smith parée des vertus de l’harmonisation des intérêts, Commons opposera « la main visible des tribunaux du common law » (1934, p.162). Pour l’auteur, la common law procède, à l’occasion de l’arbitrage des conflits, à une « sélectivité artificielle » et organisation des règles initialement « inorganisées » issus de la coutume ou de l’éthique[53]. Pas étonnant alors que les deux penseurs européens cités par Beard (p. 14), Rudolph von Jhering et Ferdinand Lassalle, soient des juristes et présentent la loi comme l’expression d’intérêts concrets plus que d’idées abstraites, a contrario de la pensée américaine de l’époque[54].
Les sources stratégiques choisies par Charles Beard : Madison, père du matérialisme ?
Complétant ses sources souvent très comptables, Beard plonge aussi dans toute une série d’archives documentaires, dont The Federalist, ensemble composé d’articles rédigés par Jay, Hamilton et Madison en défense du fédéralisme. Parmi les contributions (nommées les Federalist Papers), la plus précieuse aura sans doute été celle portant le numéro 10 rédigée par James Madison dont Beard assurera ainsi à la fois la découverte et la pérennité comme source majeure de l’étude de la constitution américaine[55]. Beard puise également dans la volumineuse correspondance des pères fondateurs, à la fois pour mettre au jour les différends de doctrine politique qui traversent leur camp, et pour rendre compte du lobbying puissant exercé par des négociants, des industriels à l’endroit des constituants ; par exemple pour suggérer – ici dans une lettre à Hamilton – un système de consolidation de la dette publique que l’on retrouvera quasi à l’identique dans le texte de loi[56].
Peu enclin à citer les travaux qui avant lui auront ouvert le champ d’une interprétation économique de la Constitution, Beard sera donc beaucoup plus prolixe à rapporter les propos d’un des pères fondateurs de la démocratie américaine, comme de la science politique, James Madison. La référence à cette figure auréolée avait sans doute pour Beard une visée stratégique. Elle permettait de coiffer de légitimité sa propre thèse, tout au moins de se prémunir contre une réception trop violente. Les propos de Madison, qui reconnaissait que la répartition inégale des droits de propriété construisait une société en factions distinctes (dont l’une des lignes de démarcation oppose créanciers et débiteurs) et potentiellement en conflit, sont en effet saisissants[57].Reprise in extenso par Beard (p. 15), la citation issue de The Federalist est éloquente : « The diversity in the faculties of men, from which the rights of property originate, is not less an insuperable obstacle to a uniformity of interests. The protection of these faculties in the first object of government. From the protection of different and unequal faculties of acquiring property, the possession of different degrees and kinds of property immediately results; and from the influence of these on the sentiments and views of the respective proprietors, ensues a division of society into different interests and parties… The most common and durable source of factions has been the various and unequal distribution of property. Those who hold and those who are without property have ever formed distinct interests in society. Those who are creditors, and those who are debtors, fall under a like discrimination, A landed interest, a manufacturing interest, a mercantile interest, a moneyed interest, with many lesser interests, grow up of necessity in civilized nations and divide them into different classes, actuated by different sentiments and views. The regulation of these various and interfering interests forms the principal task of modern legislation, and involves the spirit and party of faction in the necessary and ordinary operations of the government. »
Avec la même visée, mais non sans une certaine perfidie, Beard se fera l’écho des propos de John Marshall, historien devenu juge suprême, propos qu’il expose en vis-à-vis (p.150) pour mieux en faire ressortir les contradictions qui portent la marque des fonctions de l’intéressé : d’un côté, dans sa Vie de Washington, l’historien fait état des oppositions fortes de certains Etats, dictées par les motifs économiques de leurs populations influentes ; de l’autre, en sa qualité de juge suprême, il se fait fort de rappeler, dans une décision qu’il tranchera en 1819 (McCulloch v. Maryland), la doctrine officielle « It is the government of all; its powers are delegated by all; it represents all, and acts for all. »
Dans la longue tradition de matérialisme économique et de conscience de classe inaugurée par James Harrington (cité p. 15)[58] et James Madison, Beard indiquera aussi d’autres sources d’inspirations plus directes et fécondes encore pour la fondation de ces hypothèses. Dans les écrits de Woodrow Wilson tout d’abord qui, en 1898, écrivait : «The governement has, in fact, been originated and organized upon the initiative and primarily in the interest of the mercantile and wealthy classes, the pressure of a strong and intelligent class, possessed of unity and informed by a conscious solidarity of materia interests » (p. 37)[59]. Dans l’ouvrage de Orin Libby aussi et surtout (1894), The Geographical distribution of the vote of the Thirteen States on the federal Constitution 1787-8[60], qui inspira très directement les intuitions et la méthodologie de Beard (voir p. 11 et surtout le chapitre 10 où il est abondamment cité)[61] . Libby y remettait en cause la thèse classique d’un clivage inter-étatique pour souligner en contre-point l’importance des clivages internes aux Etats entre « sections » ou groupes économiques : « interests were agricultural as opposed to commercial, rural as opposed to urban »[62]. Libby pointait aussi la dimension structurante jouée par le conflit créancier/débiteur sur le clivage entre fédéralistes et anti-fédéralistes, mentionnant la préférence des débiteurs pour le statut quo (et la protection de leur camp par les Etats « shield for the debtor classes »[63]), contre les intérêts des créanciers portés par la future Constitution.
Une méthode proto-quantitativiste et déterministe qui prête le flanc à la critique
Parfois qualifié de premier « quantitativiste » des sciences sociales, Beard sera aussi le premier à tomber dans le piège des données[64]. A des fins certainement stratégiques, Beard semble raisonner comme si les sources primaires pouvaient le dédouaner de l’élaboration d’une véritable théorisation des connexions entre richesse et pouvoir qui aurait eu le mérite de donner consistance et crédit à la « théorie du déterminisme économique » à laquelle il adhère clairement (voir supra). Ses biographes les plus récents seront prompts à souligner la faiblesse d’un tel cadre analytique[65]. D’autres critiques s’en prendront à la généralisation imprudente des liens de causalité que l’ouvrage met au jour entre les possessions économiques et les votes des constituants. Beard avait tenté de parer à la critique, en reconnaissant d’emblée dans son ouvrage qu’il ne disposait pas de données suffisantes pour statuer sur le lien entre le patrimoine et le vote des électeurs des Etats (électeurs des délégués aux conventions d’Etat) qui aurait nécessité les biographies économiques des 160 000 citoyens parties prenantes de ce processus (p.16).
Peu après la parution de l’ouvrage de Beard, John Latané utilisera les mêmes registres de fonds d’Etat pour démontrer que le vote est moins déterminé par la possession de titres que par l’appartenance du votant à un groupe (constituency)[66], proposition que Beard jugera convaincante et reprendra à son compte dans son ouvrage suivant, Some Economic Origins of Jeffersonian Democracy, non sans instiller un flou ex post sur l’interprétation de sa première analyse[67].
La critique méthodologique a aussi porté sur d’autres formes d’approximation qui discréditeraient son analyse : ainsi de Orin G. Libby qui reprochera à Beard d’avoir estimé le volume et la valeur des titres d’Etat détenus par les acteurs en 1787 (pour lesquels les registres manquaient pour cette année-là) en se fondant sur les registres de 1790, alors même que l’avènement du système hamiltonien avait pu changer les anticipations et accroître la possession de titres[68].
Si les failles méthodologiques de An Economic Interpretation … sont de taille et la critique à cet égard souvent fort légitime, si pour ces mêmes raisons la notion de « thèse » peut paraître difficilement recevable, il n’en reste pas moins que ce qui fait l’hypothèse beardienne conserve plus d’un mérite, et notamment au plan de l’analyse du phénomène constitutionnel. Elle a celui d’abord d’ouvrir la lecture juridique et formaliste de la Constitution à des interprétations extra-juridiques, puisant à la fois dans l’histoire et les faits économiques. Si à cet égard questionne à nouveaux frais le rôle des facteurs économiques dans les usages et interprétations d’une constitution, Charles Beard avait déjà émis son hypothèse à l’occasion de son étude consacrée à « la Cour Suprême des Etats-Unis et la Constitution » publiée en 1912, et c’est ce qui la rend plus intéressante encore, car il y avait perçu la sensibilité des juges aux contextes historiques et aux enjeux politiques[69]. Dérouler le fil de l’intuition beardienne, commenter et contextualiser la réception de son œuvre au cours du temps, constitue une invitation à poursuivre les questionnements qui auront été les siens autour des liens qui unissent – ou selon désunissent – constitutionnalisme, capitalisme et démocratie. Pour Beard en effet, comme pour les économistes qu’il a côtoyés et avec lesquels on peut voir une parenté (Veblen, Hobson, Seligman, etc.), l’avidité et la recherche d’une valorisation de la richesse par une minorité de possédants qui accompagnait le capitalisme ne pouvait que pervertir la démocratie, la recherche du bien commun, la distribution moins inégalitaire des richesses, la promotion de la paix. Sous l’égide d’une constitution réputée immuable, les juges, quand ils interprètent la constitution, ne joueraient donc pas qu’un rôle passif dans l’accompagnement juridique des rapports entre l’Etat et l’économie.
2. Le double « silence beardien » sur le contexte
Sans que l’on puisse s’assurer de ce que la démarche de Beard est de ce point de vue homogène, il fait en tous les cas non seulement l’impasse sur le contexte économique de l’époque de la rédaction et de la ratification de la constitution américaine, mais également sur le contexte économique, social et juridique dans lequel lui-même écrit son ouvrage, alors que dans les deux cas, ce contexte apporte des éléments de compréhension, d’explication ou de discussion de sa thèse.
L’absence de mise en perspective historique de son objet
Dans l’exposé des arguments, le déficit de contextualisation – économique au premier chef – de l’analyse de Beard est patent. Rivé sur des sources primaires qui en elles-mêmes ne pouvaient offrir qu’un panorama hétéroclite et lacunaire de la période, Beard a manqué d’élargir la focale pour fournir au lecteur une mise en perspective plus étoffée du contexte dans lequel évoluaient les acteurs et les groupes, perspective qui n’aurait pas fait de tort au matérialisme historique de la « Nouvelle histoire » dont il se revendiquait. Or, le contexte succédant à la guerre de sécession et précédent la Convention de Philadelphie, puis celui accompagnant la campagne de ratification de la Constitution (1787-1789), était tout sauf anodin et neutre sur les intérêts des élites.
Le Congrès est alors totalement manipulé par des intérêts privés, en particulier dans les chemins de fer ou les pots de vin, et la corruption partisane donne lieu à des actes législatifs de pure complaisance. L’instabilité politique et juridique d’alors – y compris des droits de propriété – favorise certains groupes, mais nuit lourdement au climat des affaires, tirant vers le bas les taux d’investissement et de croissance économique. L’instabilité de la monnaie est aussi profonde, marquée par des épisodes d’inflation – phénomène qui culminera avec l’hyperinflation de 1779-1781 (résultant de l’émission de monnaie par le congrès intercolonial, et par les Etats pour financer l’insurrection contre les troupes britanniques, comme des difficultés d’approvisionnement) et la dévaluation monétaire. Plus encore, l’« anarchie financière » [70] est particulièrement préoccupante, la crise financière se compliquant encore du fait de l’asymétrie entre les Etats[71]. La baisse des prix agricoles aggrave la situation des fermiers lourdement endettés, incitant certains Etats à monétiser leur dette par émission de monnaie papier très vite dévalorisée. Cette crise se reporte sur les échanges interétatiques, certains Etats recourant à des tarifs douaniers pour faire face à la chute des recettes, qui renforce la crise économique, et menace la confédération de se disloquer[72]. La crise alimente aussi les révoltes, lesquelles seront l’une des raisons de la demande des classes supérieures pour un pouvoir plus fort et une politique anti-inflationniste que consacrera la constitution[73]. Également passées sous silence par Beard sont les divergences économiques entre les Etats (inégalités fiscales et monétaires, guerres commerciales) qui dessineront pourtant de profonds clivages au moment du débat constitutionnel comme dans les années qui suivront[74].
Parmi les oublis contextuels de Beard, deux points de discorde économique, clivant les intérêts des élites comme leurs doctrines, auraient notamment mérité plus ample citation. Le premier relève du projet de fédéralisation des dettes des Etats porté par Hamilton (en même temps que la création d’une banque nationale étroitement liée au gouvernement), qui divisera (plus que ne le montre Beard) les pères fondateurs. Contrastant avec le transfert du pouvoir de battre monnaie (avec d’en régler la valeur ainsi que celle de la monnaie étrangère) au pouvoir fédéral qui sera acté par la constitution, la solution hamiltonienne d’une assomption des dettes dans une dette fédérale cristallisera les oppositions entre les constituants comme entre les Etats. Dans le débat constitutionnel, les colonies du nord et du milieu, fortement endettées faisaient face au refus des colonies du sud, demeurées nettement plus vertueuses en la matière[75]. Du côté des pères fondateurs, l’option hamiltonienne d’inspiration anglaise sera tout sauf consensuelle, accusée par une majorité de vouloir ressusciter le Léviathan britannique sous la forme d’un gouvernement fédéral surendetté. Elle rencontrera l’opposition de Benjamin Franklin, partisan d’une dépréciation de l’ensemble des dettes par l’inflation, comme celle de Jefferson et Madison, qui se feront les défenseurs des intérêts ruraux, partisans d’une économie de modestes propriétaires fonciers et de la limitation des dettes, comme ils se feront les critiques des Paper men et autres agioteurs[76].
Un autre point de clivage profond et durable que Beard néglige de contextualiser concerne la reconnaissance constitutionnelle des droits de propriété[77]. Alors que dans l’Angleterre d’alors la question des fondements à la fois naturels et théologiques des droits de propriété agite et oppose les penseurs, de Locke à Hume et des mercantilistes aux physiocrates[78], les constituants américains envisagent la propriété au cas par cas, expliquant que dans un premier temps il n’y ait pas de clause sur la propriété en général. La section 8 de l’article 1er de la Constitution donne ainsi au Congrès des Etats-Unis des pouvoirs susceptibles d’affecter le libre exercice du droit de propriété : « The Congress shall have Power to lay and collect Taxes, Duties, Imposts and Excises, to pay the Debts and provide for the common Defence and general Welfare of the United States », « To regulate Commerce with foreign Nations, and among the several States, and with the Indian Tribes », ou d’assurer « to Authors and Inventors the exclusive Right to their respective Writings and Discoveries ». Un aspect important de la propriété pour l’époque figure en creux dans l’article qui détermine les modalités de la proportionnalité de la représentation des Etats au niveau fédéral. Pour le comptage des populations en effet, les esclaves devaient être comptés à hauteur de 3/5è des personnes libres, or, le débat sur l’inclusion de l’esclave au registre des « possessions » fut brûlant, et ce qu’on a appelé le « compromis » constitutionnel des 3/5è laissait en l’état le droit de propriété sur les esclaves[79], confirmé par d’autres clauses de la constitution[80]. Il faudra une révision constitutionnelle, celle de 1865, pour que l’esclavage soit officiellement aboli[81], suivie en 1868 par une révision ajoutant un XIVè amendement par lequel le droit de propriété était pour la première fois formulé à titre général : « (…). No State shall (…) deprive any person of life, liberty, or property, without due process of law ». Au début du XXè siècle, l’interprétation de cet amendement par la Cour Suprême a créé un climat juridique et politique très tendu et durable – jusqu’au New Deal de Roosevelt – dont Beard ne fait aucun cas dans l’exposé de sa thèse. Précisément, on peut s’étonner que Beard ne se soit pas aventuré sur l’autre pan des déterminations économiques, qui aurait consisté à mettre en regard les nouvelles règles économiques et juridiques inscrites dans la constitution, avec les performances économiques de la période qui lui succède. Il aurait sans doute aisément pu souligner le rôle structurant joué par la constitution (notamment via la sécurisation des droits de propriété privée) sur le retour à une croissance plus dynamique et moins chaotique, voire sur l’évolution patrimoniale des hommes de loi sur qu’il avait enquêtés. Ce questionnement l’aurait ouvertement rapproché de « l’institutionnalisme économique » alors naissant. Mais du lien entre ce que dit la constitution et la situation économique qui s’ensuit, comme des enjeux économiques portés par l’interprétation nécessaire de la Constitution, Beard ne dit rien ici, tandis que d’autres de ses écrits permettent de s’assurer qu’il a une opinion sur la question.
Le débat sur l’interprétation de la Constitution américainepassé sous silence
Beard, de fait, se déclare hors du champ de la controverse, même s’il ne nie pas être, presque nécessairement, le fruit de son temps[82]. Lorsque An Economic Interpretation… paraît, l’interprétation de la Constitution américaine est alors un enjeu sensible car conditionnant, sur le plan politique et juridique, l’acceptabilité juridique des politiques économiques et sociales entreprises par les Etats fédérés et l’Etat fédéral. Depuis la fin du XIXè siècle, les effets du développement et de l’accélération de l’industrialisation ont changé le travail, la production, ses volumes. L’économie a aussi pris une orientation nouvelle avec l’essor rapide des mouvements de capitaux et la formation de réseaux d’échange internationaux, que les garanties juridiques attribuées au développement du droit de la propriété industrielle et intellectuelle ont accompagné et favorisé. La période du tournant du siècle et la décennie suivante ont aussi été emblématiques des nouvelles crises du capitalisme de la grande industrie monopoliste et de la haute finance[83]. Dépression, déflation ou stagnation marquent les dernières années du XIXè siècle, durcissant encore les conditions de vie et de travail de milliers d’ouvriers, paysans et sans travail, qu’ils soient des hommes, des femmes ou des enfants. La crise monétaire de 1893 tout d’abord qui dégénéra en crise bancaire, s’accompagna de vives tensions sociales (grèves et insurrections de chômeurs suscitant des intimidations armées), renforçant les partis radicaux et populistes (People’s Party, anti-étalon-or), comme les syndicats de combat (Industrial Army)[84]. Les conflits sociaux se durcissent et des affrontements provoquent des dizaines de morts ponctuant certains mouvements de grève. La critique sociale et économique se développe, à la fois dans la presse, à laquelle on doit par exemple l’idée de « barons voleurs » pour désigner ces capitaines d’industrie qui amassent le capital sur le dos du travail[85], et dans les cercles intellectuels et académiques où les effets mortifères de l’industrialisation et des mutations économiques sont mis au jour[86]. La crise monétaire alimenta aussi une bataille autour du système de l’étalon-or, revendiqué par les républicains (représentant les intérêts financiers de la côte est), combattu par les démocrates qui s’opposaient également à l’inflation. Plus près de la parution de An Economic Interpretation… et plus violente encore, la crise de 1907 allait marquer la pensée de Beard. La crise était à l’origine une crise de liquidité nourrie par les spéculateurs (révélant incidemment le problème aigu de l’absence d’une banque centrale) qui déboucha sur des faillites bancaires, un resserrement du crédit (credit crunch), une envolée du chômage. Elle alimenta en contrepoint une prise de conscience du rôle de la spéculation et des trusts financiers dans l’exacerbation de la crise[87], de la puissance exagérée des grandes banques privées – dont la Morgan, qui se positionna en « régulateur privé monopolistique »[88] – du pouvoir de ce que l’opinion publique appellera alors la « ploutocratie », et dont les excès joueront un rôle clé dans la décision de créer la Federal Reserve System (banque centrale) en 1913[89].
Les violences urbaines et au travail, la misère sociale qui accompagnent l‘industrialisation atteignent aussi la sensibilité du monde politique. Au niveau local d’abord, dans le cadre des Etats fédérés, dont certains sont enclins à poser des limites au pouvoir des entrepreneurs et industriels. Mais, et c’est à ce point que la contribution de Beard intéresse, ces interventions des Etats ont presque chaque fois été déclarées contraires à la constitution par la Cour Suprême des Etats-Unis, et ce de 1897 à 1937, période judiciaire à laquelle le célèbre arrêt Lochner rendu en 1905 a donné son nom, emblématique d’une lecture économique libérale de la Constitution[90].
L’interprétation extensivement libérale de la constitution a commencé avec l’arrêt Allgeyer vs Louisiana[91] où, à l’unanimité des 9 neuf juges de la Cour, le terme de « liberté » figurant dans la fameuse clause du Due Process du XIVè amendement de la Constitution[92] est interprété de manière inédite comme englobant la liberté contractuelle[93]. Sa constitutionnalisation permet concrètement de faire obstacle à la loi d’un Etat interdisant aux compagnies d’assurance étrangères de faire des affaires dans cet État si elles ne s’y sont pas constituées en société, ce qui avait concrètement comme effet d’exclure l’activité des entreprises étrangères sur son territoire[94]. En 1905, l’arrêt Lochner donne plein effet à la liberté contractuelle avec la formulation suivante: « There is no reasonable ground, on the score of health, for interfering with the liberty of the person or the right of free contract, by determining the hours of labor, in the occupation of a baker ». Pas de limitation des horaires de travail par décision de l’Etat, donc. Les entrepreneurs sont par-là autorisés à faire travailler leurs employés autant qu’ils le souhaitent dans le but de réaliser de plus grands profits, qu’ils soient boulangers (comme dans l’arrêt Lochner), armateurs ou directeurs d’industrie. Pas de salaire minimum non plus[95], pas de limite aux pratiques contractuelles consistant à interdire aux employés de s’affilier à un syndicat[96], pas de réglementation du travail des enfants[97], etc., tels seront les principaux effets des arrêts de la Cour Suprême américaine jusqu’en 1937[98].
Abondamment commenté depuis, l’arrêt Lochner paraît être la conséquence d’une théorie économique déterminée[99], puisqu’elle conduit à tuer dans l’œuf presque toutes les tentatives des Etats d’élaborer une législation économique et sociale dès lors qu’elle aurait pour effet de limiter la liberté contractuelle et d’entreprendre. Comme l’a souligné David A. Strauss, au concours de l’arrêt le plus critiqué des constitutionnalistes américains, l’arrêt Lochner, malgré des concurrents, gagnerait sans doute le premier prix[100]. Il constituerait ainsi l’« anti-précédent » par excellence. Qu’il exprime une philosophie « anti-sociale » fait peu de doute dans le contexte de l’époque. Mais, s’il faut peut-être rappeler que la vision de la liberté sur laquelle il se fonde n’a pas disparu aujourd’hui – voire elle s’est renforcée et diffusée dans d’autres pays et cours de justice[101] – il faut aussi constater que l’arrêt Lochner et les débats qu’il a occasionnés s’inscrivent dans une tradition américaine plus ancienne qui met en avant la question de l’interprétation des textes juridiques (constitution incluse) et du rôle que jouent les juges dans celle-ci[102]. Si le pouvoir d’interprétation du juge est déjà discuté au XIXè siècle, depuis que la Cour suprême s’était imposée comme juge de la constitutionnalité des lois avec l’arrêt Marbury vs Madison rédigé par le juge John Marshall[103], alors président de la Cour, il fait, avec l’arrêt Lochner, l’objet d’une nouvelle controverse : l’interprétation des 5 juges majoritaires de la Cour suprême est, dans le contexte économique et social de l’époque, contestable aux yeux de beaucoup de contemporains[104]. L’opinion dissidente du juge minoritaire Oliver Wendell Holmes[105] qui figure à la suite de l’arrêt, pose d’ailleurs les bases pour un débat. Dans son opinion, Holmes identifie très clairement la vision économique et sociale qui serait à l’œuvre chez les juges majoritaires, en affirmant que le XIVè amendement ne valide pas la « Statique sociale » de Herbert Spencer et que, de toutes les façons, le rôle de la constitution n’est pas de porter une théorie économique en particulier, que ce soit celle du « paternalisme » industriel ou celle du « Laissez-faire »[106]. La référence à Spencer est intéressante : connu pour avoir initié l’idée plus tard qualifiée de « darwinisme social » (contre Darwin lui-même d’ailleurs), son ouvrage Social Statics, l’un des premiers qu’il publie en 1850, voit dans la réduction du rôle de l’Etat à la seule police et à la défense contre l’étranger, la meilleure organisation sociale possible. Holmes voit juste : si les interventions sur l’économie dans un but social sont systématiquement invalidées par la Cour Suprême jusqu’en 1937, fin officielle de la-dite « ère Lochner » et de l’obstacle constitutionnel à la politique du New Deal de Franklin D. Roosevelt, les motifs liés à la mission de police d’un Etat (la santé publique par exemple) peuvent eux être admis, même si c’est avec beaucoup de parcimonie de la part de la Cour. Par exemple la limitation du travail des femmes est acceptée pour des raisons de santé publique[107], et une loi qui limite le travail des ouvriers dans des mines souterraines est validée[108]. La réalité de l’adhésion au darwinisme social des membres de la Cour Suprême américain a pu être discutée ou nuancée[109], mais l’interprétation de la Constitution donnée par la Cour pendant près de quatre décennies a été à la fois constante et presque toujours un obstacle à l’amélioration du statut des travailleurs par la règle de droit[110]. L’arrêt Lochner a été un soutien tacite au libéralisme économique, ou au non interventionnisme étatique.
Partisan de la thèse de la Constitution vivante, qui demande un détachement par rapport à la constitution théorique, voire idéologique, le juge Holmes n’a pourtant pas été sensible à l’idée d’une interprétation économique de la constitution proposée par Charles Beard qui opérait ainsi une sorte de retour aux origines de la rédaction de la constitution. Holmes a considéré l’ouvrage comme un non-événement et même plutôt malvenu[111]. Dans le cadre du tournant radical-libéral opéré par la Cour Suprême quelques années avant la parution de l’ouvrage de Beard, la réception idéologique de celui-ci aurait pu pourtant, via la proposition d’une analyse externe du texte constitutionnel alimenter la réflexion du juge sur le sens qu’il convient de lui donner[112].
Mais pour que l’ouvrage de Beard puisse avoir des conséquences sur l’interprétation judiciaire de la constitution, il fallait plusieurs conditions : d’abord qu’il soit considéré que le juge est en devoir, non pas d’opposer aux individus et aux gouvernements une lecture stricte et purement « interne » du texte constitutionnel, mais, pour le cas qu’il juge, d’offrir une lecture la plus partagée du texte[113]. Ensuite, que la thèse de Beard soit « bien reçue », en tous les cas, par des personnalités susceptibles d’influence dans et sur le travail judiciaire ; et enfin, que l’adhésion à la thèse de Beard emporte effectivement pour les juges une autre manière d’interpréter les dispositions constitutionnelles.
La première condition ne semblait pas être remplie puisqu’une interprétation « ouverte » et vivante de la Constitution était celle des juges minoritaires à la Cour suprême et notamment du juge Holmes. La seconde condition n’était pas non plus remplie puisque, dans le milieu des juristes et dans le monde politique il s’avère que, comme Beard le souligne lui-même dans sa préface à l’édition de 1935 (p. XI), sa thèse n’a pas été bien reçue du tout, aussi bien par les juges majoritaires que par les juges minoritaires comme Holmes.
Et même, prise à la lettre, il paraît difficile de tirer de l’analyse de Beard un soutien pour une interprétation vivante de la Constitution, sauf par réaction. La lecture économique de la constitution de Charles A. Beard a eu en effet le double défaut, d’une part de choquer les gardiens du temple en mettant en cause la quasi-sainteté des pères fondateurs du régime américain, et, d’autre part, dans un moment où il n’était pas peut-être pas souhaitable d’insister sur les aspects économiques des règles constitutionnelles, de paraître justifier l’interprétation stricte des juges de la Cour Suprême. En effet, si ce sont bien des intérêts économiques qu’ont entendu préserver les constituants américains, la Cour suprême américaine serait presque par-là légitimée à en rendre la protection durable dans le temps[114].
Telle sans doute n’a jamais été l’intention de Beard, au contraire partisan de l’interprétation vivante de la Constitution[115], précurseur du « constitutionnalisme progressiste » ou encore du « réalisme constitutionnel », dont Turner et Wilson se feront par ailleurs les principaux promoteurs[116]. Sa posture scientifique qui consiste à se déclarer hors des controverses de l’époque a peut-être paradoxalement rendu son œuvre impropre à un usage politique ou juridique militant[117].
Si Beard, en social-libéral progressiste, voulait sans doute dénoncer la lecture économique – i.e. libérale – de la Constitution, son propre « économicisme », qu’il revendique en se faisant le défenseur d’une « théorie du déterminisme économique », n’aura pas facilité sa réception dans la doctrine constitutionnaliste qui s’était initialement et exclusivement formée autour de l’idée libérale de la protection des droits du peuple : sans cette idée, il n’y aurait tout simplement pas de constitutionnalisme, ni donc de doctrine constitutionnelle.
3. La réception de la thèse de Charles Austin Beard dans les milieux académiques américains et européens
Critiqué dès sa sortie par le conservatisme ambiant pour avoir foulé au pied le récit national de la figure tutélaire des pères fondateurs, l’ouvrage de Beard laisse apercevoir une vision économique des règles constitutionnelles, là où, depuis longtemps, les historiens, les politistes, et plus encore les juristes, ont construit un modèle politique et formaliste séparé de l’économie. Il bouscule ce champ en proposant une lecture extra-juridique – économique – du fait constitutionnel. S’il s’inscrit dans une tradition d’interprétation de la constitution, Charles Beard ne semble avoir pas avoir influencé la doctrine constitutionnaliste et les juristes en général aux Etats-Unis[118].
La difficile réception de la thèse beardienne dans la doctrine constitutionnelle américaine
James H. Hutson affirme que Beard l’historien, avait des instincts de « publiciste », c’est-à-dire de celui dont le droit public est l’objet privilégié[119]. Mais on peut comprendre que la réception de An Economic Interpretation… dans la doctrine constitutionnaliste américaine ne pouvait être que limitée car se posant en rupture avec son fondement même, à savoir l’autonomie du politique par rapport à l’économique. L’accueil du juge Holmes lui-même avait été mesuré, quand bien même il ne lui avait pas été sensiblement hostile[120]. Charles Beard n’est pas un juriste et ne semble en réalité pas écrire pour les juristes. Quand il fait paraître son étude sur la constitution vivante en 1936, thèse à l’époque favorable à un renversement de jurisprudence en faveur du New Deal, c’est encore dans une revue de science politique et pas de droit qu’il publie[121].
La thèse pourtant n’est pas inconnue des constitutionnalistes américains, et notamment de ceux qui ont pignon sur rue, mais, chaque fois, sa portée est réduite à une particularité historique. Le fameux We the People de Bruce Ackerman[122], qui a pour objet de présenter l’esprit et le sens donné à la constitution depuis le moment de son écriture jusqu’à la fin du XXè siècle, contient en son tout début une référence à Charles Beard. Ackerman l’inclut dans ce mouvement progressiste qui se réalisera avec le New Deal et qui propose une autre manière d’interpréter la constitution américaine[123]. Il rappelle que ce courant sera mis à distance dans les années 1960-70 avec la réhabilitation des pères fondateurs et de la constitution américaine. Un peu plus loin dans l’ouvrage, Bruce Ackerman lui attribue cependant la postérité de la doctrine de Madison dans l’histoire de la pensée constitutionnelle, notamment à partir du fameux « n°10 » exhumé par Beard, ce qu’il formule en ces termes dans une étude consacrée au juge Holmes : « It’s hard to believe today, but Federalist 10 was not then considered one of Madison’s major accomplishments – after all, it is only a newspaper article written in haste during New York’s ratification campaign »[124]. Un autre constitutionnaliste américain contemporain, Cass Sunstein, a publié en 1987 un article intitulé « The Beard Thesis and Franklin Roosevelt », donnant ainsi une certaine visibilité à Beard dans la littérature constitutionnaliste. Il admet historiquement que « the progressive historians were correct in pointing to the central importance of controversial understandings of private property to the original constitutional regime, and the ways in which those understandings have been repudiated in modem political and constitutional thought ». Mais, il conclut, à l’image de la doctrine américaine d’après-guerre, que « Beard and his followers were far too crude in this regard, and they undervalued the breadth and the power of central features of the Framers’ vision »[125]. Autrement dit, et en dépit de ces deux références contemporaines à Charles A. Beard, il ne semble pas être question pour la doctrine constitutionnaliste de repenser ou de réévaluer les bases de la pensée constitutionnelle à partir des faits historiques dévoilés par Beard dans An Economic Interpretation…[126]. De fait, la constitution et le droit constitutionnel sont aujourd’hui pensés et enseignés comme si la thèse de Charles Beard n’avait pas existé, ou, au mieux, n’aurait qu’une valeur anecdotique [127].
Dans une éclairante étude sur le processus d’élaboration des constitutions, Jon Elster constate pourtant que : « While few today would defend the Beard thesis that the framers at the Federal Convention were motivated mainly by their own economic interests, statistical analysis of the vote patterns suggests that these interests have some explanatory power »[128].
L’impossible réception de la thèse beardienne dans la doctrine constitutionnelle européenne
Peu connu des historiens européens, An Economic Interpretation… est logiquement quasi-inconnu de la doctrine constitutionnaliste européenne. Quelques années après la parution de l’ouvrage, le français Edouard Lambert présente en France sa thèse sur le gouvernement des juges sans faire une référence à Charles Beard[129]. En Europe, et jusqu’à aujourd’hui, l’ouvrage ne connait pas d’équivalent : à proprement parler, on ne trouve pas d’analyse des motivations des constituants en Europe qui ferait ou chercherait spécifiquement à faire émerger une possible explication économique de la Constitution[130], mais seulement des analyses politiques et sociales allant dans ce sens, à l’instar de celle de Ferdinand Lassalle en 1848, que Beard cite. L’ouvrage de Beard a toutefois été traduit : fait étonnant par rapport à ce qui s’est passé aux Etats-Unis avec la rupture d’estime à l’égard de Beard après-guerre, les premières traductions datent des années 1950. Il semble que l’on doive la première au continent sud-américain puisqu’une version espagnole fut publiée à Buenos Aires en 1954[131], avant une version en italien en 1959[132], en allemand en 1974[133], et en français en 1988[134]. Fait notable à propos de la traduction française, la seule recension connue est due à un juriste[135], ce qui pouvait illustrer et augurer un intérêt et une discussion autour de cette thèse ; mais, si elle a été re-publiée dans une revue de droit constitutionnel après sa première édition dans une revue économique peu connue des juristes[136], la discussion n’a de fait pas eu lieu. L’auteur de la recension minimise d’ailleurs lui-même la portée de l’ouvrage en le considérant seulement comme un éclairage historique[137]. L’apport éventuel de l’ouvrage de Charles A. Beard serait donc réductible à un intérêt historique, un intérêt lui-même coincé définitivement dans le temps qui le concerne. La politiste Marie-France Toinet présente aussi en 1990 une contribution au 1er Congrès de l’Association Française de Droit Constitutionnel intitulée « A propos de Une relecture économique de la constitution des Etats-Unis de Charles Beard »[138], qui n’ouvre pas le débat en général, quoique disant compter sur des études futures à ce sujet, qui consisteraient à comparer les expériences américaine et française. Quelques recherches montrent que la thèse de Beard n’est de fait quasiment jamais référencée par des juristes et constitutionnalistes européens[139], parce que, en tout état de cause, en Europe comme aux Etats-Unis, cette thèse est en elle-même irrecevable.
Son incompatibilité avec la base libérale du constitutionnalisme
En effet, c’est le libéralisme politique qui est à la base même de la doctrine constitutionnaliste. Avec son analyse, Beard viole les tables de la loi du constitutionnalisme en lui imprimant une marque économique originelle, dont l’effet est de reléguer au second plan, voire à celui de l’alibi, la volonté de réaliser un gouvernement fondé sur la souveraineté du peuple et, surtout, apte à permettre que l’égalité et la liberté se réalisent dans l’espace social et que soit fondée la jouissance par les individus de leurs droits. Si les discours des constituants ne vont pas contre cette idée, Beard espère montrer, notamment à travers la pensée de James Madison, qu’ils s’articulent très étroitement à la question de la fondation d’un système de gouvernement permettant la préservation des intérêts bien compris d’une catégorie d’hommes à laquelle les pères fondateurs auraient été attachés. C’est tout le sens du titre de son ouvrage : « An » Economic Interpretation… et non « The » Economic Interpretation. Charles Beard se défend d’affirmer que la constitution américaine ne s’expliquerait « que » par les motivations économiques de ses auteurs. Mais les constitutions sont précisément dites « politiques » pour paraître échapper à d’autres contingences, dont celles économiques : les faire apparaître comme une réalité n’est pas seulement une potentielle hérésie ou une coquetterie d’une idéologie politique déterminée (le marxisme par exemple), c’est tout simplement un hors-sujet du constitutionnalisme dogmatique. C’est sans doute la raison pour laquelle il y a tant d’ambivalence dans les études constitutionnalistes à propos de l’Union européenne : si elle présente des institutions organisées en la forme politique (un exécutif, un pouvoir législatif et un juge), sa vocation initiale principalement et explicitement économique est encore très souvent mise en avant[140], tandis que, souvent encore, les analyses de l’Union européenne par les constitutionalistes très attachés au modèle politique institutionnel (c’est-à-dire encore les plus nombreux), évitent de parler d’économie, en s’intéressant soit classiquement à la transformation politique de l’Etat, soit de manière plus contemporaine à la question des rapports de système[141], comme si structure capitaliste et structure constitutionnelle n’entretenaient aucun rapport qu’il pourrait s’agir d’éclairer.
L’antériorité de principes qui président à l’élaboration des constitutions ne fait pourtant doute pour personne. La littérature traditionnelle met principalement en avant le principe de la nécessité de limiter l’arbitraire du pouvoir qui assurerait la jouissance des droits, ainsi non altérables par l’exercice du pouvoir désormais encadré. Tel est le principe du constitutionnalisme issu des révolutions du XVIIIè siècle qui posent les bases d’une réflexion, à propos de la constitution et du principe de gouvernement, encore menée aujourd’hui[142]. Partant de ce principe de limitation et le tenant pour acquis, l’essentiel de la réflexion a depuis porté sur les différents arrangements constitutionnels en fonction de leur aptitude à limiter effectivement l’arbitraire et à permettre la jouissance des droits, faisant de l’écriture – et aussi de l’interprétation – des constitutions, une véritable ingénierie[143]. En conséquence, toute constitution qui n’aurait pas pour objet réel la limitation effective du pouvoir est disqualifiée, soit qu’on la dise de « façade », soit qu’on lui dénie la qualification même de constitution[144]. Il existe ainsi un paradoxe académique : d’un côté, toute constitution et toute écriture d’un document politique appelé « constitution » (qui vise à organiser le pouvoir à partir de cette appartenance revendiquée au constitutionnalisme) sont susceptibles d’entrer dans le giron de la littérature constitutionnaliste ; d’un autre côté, par leur incapacité à limiter l’arbitraire et l’absence de volonté réelle en ce sens de leurs rédacteurs, ces phénomènes se trouvent simultanément disqualifiés et ne relèveraient pas du constitutionnalisme.
Il est possible que ce paradoxe résulte en grande partie de ce qu’on s’est peu arrêté sur la substance du lien – puisque tenu pour acquis dans les prémisses de la littérature du constitutionnalisme – entre le principe de la volonté de limiter l’arbitraire, la jouissance des droits et l’écriture des constitutions. S’il y a tant de constitutions « de façades », c’est peut-être parce que, en elle-même, la constitution n’est qu’une manière d’organiser le pouvoir et pas la limitation du pouvoir en soi. S’il s’agit de limiter le pouvoir, la constitution est en réalité envisagée comme un moyen, une conséquence de ce qui a été pensé ou décidé avant.
4. Une possible relecture économique du constitutionnalisme à partir de la « thèsebeardienne » ?
Ce qu’apporte l’analyse de Beard à la compréhension du phénomène constitutionnel peut être interrogé par ce biais : s’il est peu discutable qu’une fois écrite, la constitution, comme tout texte, se détache de son auteur et mène sa vie propre, on ne peut pas a priori exclure l’existence d’une empreinte durable de la manière dont a été pensée, dès son origine, son écriture. Par ce qu’il dévoile des intentions des pères fondateurs de la constitution américaine, Charles A. Beard indiquerait que la constitution n’a pas besoin d’être interprétée ou pensée économiquement[145] puisqu’elle assure en quelque sorte en elle-même la primauté de la question économique, dont l’organisation politique ne fait que découler[146]. En ce sens Charles A. Beard est peut-être « foucaldien » avant l’heure, ou alors Foucault est peut-être « beardien » sans le nommer : dans ses cours sur la biopolitique, il indique que le XVIIIè siècle est ce lieu du passage entre le principe de la « juridiction » et le marché qui s’y substitue comme lieu de « véridiction », dont découle alors le principe de tout gouvernement, ainsi dénommé « frugal ». La thèse de Michel Foucault, à certains égards implicite, est que l’écriture des constitutions comme nouvelle base de l’institution gouvernementale marque ce passage fondamental d’un gouvernement comme lieu de diction du droit à celle du marché comme lieu de production de la vérité, nécessitant des mécanismes de garantie de ce nouvel agencement, à l’instar de la protection de la propriété comme principe d’action gouvernementale toujours à l’œuvre.
La constitution comme conséquence et comme moyen de parvenir à certaines fins
Beard prétend que le droit constitutionnel a bien pour objet, comme tout le droit, de régler les rapports de propriété et de classe : « it may be said that constitutional law is a peculiar branch of the law; that it is not concerned primarily with property or with property relations, but with organs of government, the suffrage administration. The superficiality of this view becomes apparent at a second glance. Inasmuch as the primary object of a government, beyond the mere repression of physical violence, is the making of the rules which determine the property relations of members of society, the dominant classes whose rights are thus to be determined must perforce obtain from the government such rules as are consonant with the larger interests necessary to the continuance of their economic processes, or they must themselves control the organs of government » (p. 13). Hannah Arendt range Charles A. Beard parmi ceux qui se sont évertués à rendre compte de l’hypocrisie des constituants, que ce soit en France ou aux Etats-Unis[147]. Mais, dit-elle, « En politique, plus qu’ailleurs encore, nous ne possédons aucun moyen permettant de distinguer entre l’être et l’apparence »[148]. L’analyse des intérêts, objectifs ou finalités à l’origine d’une constitution peut en effet s’avérer délicate[149]. En tout état de cause, ce n’est pas parce que les choses ne nous sont pas données a priori qu’elles peuvent être, soit soupçonnées d’inexistence, soit réputées inconnaissables comme le suggère Hannah Arendt. La recherche ne suppose pas toujours que l’on trouve ; elle se nourrit d’hypothèses dont l’existence suffit parfois à avancer un peu plus loin dans la compréhension des choses. Ne pas toujours parvenir à connaître ce qui se trouve au point de départ réel des constitutions n’exclut pas de formuler des hypothèses, comme Charles Beard l’a fait malgré son constat du caractère incomplet de ses sources. Ces hypothèses peuvent être des ponts entre les différentes recherches et entre différents moments de l’histoire. Il est donc possible de présenter des éléments de contextualisation des discours et des pratiques susceptibles de nourrir une réflexion et des hypothèses à propos de l’existence d’intentions de la part des rédacteurs d’une constitution[150]. Or, si les sources sont de plus en plus nombreuses, relevant d’une pluralité de disciplines, elles ne semblent pourtant avoir nourri aucune réflexion de ce type et en tous les cas n’ont pas eu de conséquence sur la théorie constitutionnelle classique.
Si donc on prenait l’hypothèse de Charles A. Beard au sérieux, ne serait-ce qu’un instant, cela ferait de la politique constitutionnelle la conséquence d’un choix au moins en partie économique. Elargissant la thèse au-delà des intérêts spécifiquement économiques, on pourrait même dire que la politique constitutionnelle peut toujours être considérée comme une conséquence et non comme un point de départ. Et de fait, on n’a jamais vu une constitution renverser l’ordre duquel elle découle : il faut que le processus de renversement soit déjà substantiellement enclenché pour qu’une constitution en soit ensuite le reflet, voire le parachève. Ce n’est pas elle qui produit le renversement, mais elle peut, voire elle doit, en prendre la mesure. L’écriture constitutionnelle est mise au service de choix, d’orientations, de croyances, ou de finalités qui lui sont à la fois antérieures et presque totalement séparables.
Par la constitution, il s’agit d’abord d’assurer l’intégrité d’un ou de plusieurs principes déterminés, par une conception et un agencement adéquat des institutions politiques et des principes d’organisation[151]. La vie d’une constitution ensuite reste intimement liée à ce pourquoi elle avait été faite, dans le cadre d’une organisation sociale déterminée. Même interprétée par des acteurs qui n’ont plus de liens organiques avec les constituants, lorsque notamment une constitution a une longue durée, une constitution a des effets qui ne s’affranchissent pas totalement ou pas fondamentalement (si l’on considère qu’elle est vivante) de l’ordre qu’elle a institué. L’interprétation produit des discours qui ne changent fondamentalement pas ce qui est premier. Beard le dit en conclusion : « the fundamental private rights of property are anterior to government and morally beyond the reach of popular majorities » (p. 161). Il y a ainsi peu de chances qu’il puisse finalement la dissoudre par la voie d’une interprétation audacieuse et persistance de ses acteurs futurs. Une constitution qui « réussit » est une constitution qui a été mise au service d’intérêts dont la primauté est garantie par elle et par l’ordre social existant ou à venir. Et plus la constitution affiche de symboles, plus elle paraît être apte à remplir les objectifs qu’on lui assigne au départ. Les symboles n’ont pas nécessairement besoin d’être en rapport apparent avec les finalités d’une constitution, il suffit qu’ils provoquent l’adhésion à la constitution[152]. C’est ainsi que, par exemple, la loi fondamentale adoptée en Hongrie en 2011 exprime les origines chrétiennes du peuple hongrois et met en valeur la nation et ses emblèmes, de telle sorte que, en partie destinée à affirmer la souveraineté du gouvernement hongrois vis-à-vis de l’extérieur (l’Union Européenne et ses pays membres), elle la rend efficace en provoquant l’adhésion des membres de la nation[153].
La thèse de Beard permet ainsi de s’intéresser à ce qui est réellement recherché par l’écriture d’une constitution. La question classique « à quoi sert une constitution ? » ne connaît pas qu’une seule réponse et en tous les cas pas celle découlant de ce qui est devenu, après l’écriture des premières constitutions, l’idéologie véhiculée du constitutionnalisme. Et si la thèse de Beard est « historiquement » admise, elle ne conduit pas à invalider celle toujours dominante selon laquelle il suffit que la constitution soit devenue, par ses interprétations successives et durables, un texte en faveur du plus grand nombre[154]. En partie, la difficulté à connaître la réalité des objectifs et finalités poursuivis par les rédacteurs d’une constitution, a fait qu’il est du coup considéré comme suspect de prétendre qu’une constitution n’a pas été faite pour le plus grand nombre[155]; ce serait une affaire d’idéologie et pas de science… étrange renversement.
Pour autant, ces croyances ne concernent toujours que la constitution « politique », c’est-à-dire celle qui, le plus souvent sur la base d’un document écrit, organise l’exercice du pouvoir lui aussi dit politique, dans le sens où il exclurait la question économique. Encore aujourd’hui, la thèse la plus souvent véhiculée – et la plus séduisante – est qu’une constitution a été originellement pensée comme une chose exclusivement politique. Or, ce que nous dit Beard, c’est que l’économique ne se trouve pas séparé de la constitution politique, tout comme on peut dire après lui que tout ce que les constituants veulent faire avec une constitution ne s’en trouve dès lors pas complètement séparé. Comme l’explique Karim Beyekhlef rapportant la thèse de Ran Hirshl, constitutionnaliste américain, « le processus de constitutionnalisation peut s’expliquer comme le produit d’un jeu stratégique entre trois groupes sociaux prééminents : l’élite politique qui cherche à préserver sa domination en soustrayant certains processus politiques des vicissitudes du débat démocratique ; l’élite économique appréciant la constitutionnalisation de certaines libertés de nature économique (droit de propriété, mobilité, etc.) et l’élite judiciaire qui cherche à accroître son influence politique et son prestige international »[156]. L’idée de constitution ouverte à tous les vents est fondamentalement gênante, mais elle a l’avantage de permettre de s’intéresser à ce que les hommes font ou veulent faire, avec ou sans constitution.
La constitution économique sans la constitution
Dire que l’écriture des constitutions cherche à remplir certains objectifs suppose évidemment que l’on croit non seulement à la pertinence de ce médiat pour les remplir, mais peut-être surtout, au fait qu’il est le meilleur. Ce point est fondamental : miser sur la constitution comme le meilleur moyen de remplir des objectifs déterminés suppose que, si au contraire l’on n’y croit pas ou plus, les objectifs ne disparaissant pas, ce sont alors d’autres médiats qui pourront être estimés plus aptes à les remplir, ou que celui-ci se transformera à la mesure de son efficacité. Cela peut aussi supposer que, dans la perspective de remplir certains objectifs, la constitution sera envisagée comme une condition nécessaire, mais pas suffisante. Ce dernier constat semble d’ailleurs avoir gagné en audience comme en témoigne un scepticisme croissant à l’égard de la capacité de la constitution politique à répondre à des enjeux de société, de nature sociale, mais aussi de nature économique : est par exemple pointé l’incapacité des textes constitutionnels (politiques) à promouvoir l’égalité entre les membres du corps social ou à favoriser la solidarité[157].
Au plan des capacités et « virtualités » économiques, on trouve une pluralité de positionnements: il y a ceux qui, fidèles aux préceptes du libéralisme économique estiment que les constitutions n’intègrent pas assez de règles favorables à la logique capitaliste ou trop de règles contraignant les acteurs privés (notamment sur les volets de la protection de la propriété privée, de la liberté de circulation des biens et du capital, etc.) ; il y a ceux qui, dans une logique d’inspiration ordo-libérale, revendiquent, en sus des règles précédentes, une constitutionnalisation de la politique macro-économique, visant à limiter les marges de manœuvre budgétaire et les capacités d’endettement des Etats[158]; il y a ceux en revanche qui, a contrario, et suivant une logique de régulation ou de limitation du champ du capitalisme, estiment que les constitutions sont trop pauvres en droits sociaux, communautaires et/ou environnementaux susceptibles de protéger les individus ou communautés des effets néfastes de la logique capitaliste[159] ; et il y a ceux enfin qui considèrent que le rôle de la constitution ne doit pas tenir compte de l’économie ou intégrer des règles relatives à son fonctionnement, dans le cadre d’une logique en quelque sorte plus libertarienne[160]. Bien des juristes aujourd’hui, plus ou moins explicitement, semblent être acquis à la cause économique et estiment que la constitution doit être « plus » économique, c’est-à-dire soit au service de l’économie, soit conçue en des termes et par des analyses de type économique[161]. La doctrine américaine et celle du nord de l’Europe est de ce point de vue déjà très avancée, où certains allient l’analyse juridique et l’analyse économique, à l’instar de Cass R. Sunstein : constitutionnaliste, il est porteur avec Richard Thaler, économiste, d’une théorie comportementaliste[162] – les fameux « nudges », règles incitatives via l’intérêt matériel – qui remporte un très grand succès aux Etats-Unis et progresse en Europe[163].
Cette manière de penser les règles constitutionnelles tend à se passer de la notion traditionnelle de constitution politique et à envisager la prééminence d’une autre notion, celle de « constitution économique », dont le succès depuis la seconde partie du XXè siècle est certain[164]. Les deux notions sont distinctes : avec celle de « constitution économique » il s’agit pour l’essentiel de faire référence à des normes – formelles ou informelles, hétérogènes – qui, prises ensemble, peuvent être considérées comme le socle fondamental d’un système économique donné (celui analysable à partir du droit européen par exemple). Ces normes n’ont pas besoin de se présenter explicitement comme constitutionnelles au sens de la constitution politique ; elles n’ont pas besoin d’être l’émanation d’acteurs publics, et peuvent découler de l’auto-régulation d’acteurs privés, de même qu’elles peuvent s’émanciper d’un cadre strictement national au profit d’un cadre supranational ; elles sont conçues comme constitutionnelles parce qu’elles existent en tant que normes structurant un modèle ou une vision économique déterminée. A titre d’exemple, et pêle-mêle, on pourrait y trouver un ensemble de règles orientant l’interventionnisme d’une banque centrale, celui des régulateurs de marchés, ou encore le comportement des acteurs financiers, des garanties juridiques permettant aux investisseurs de s’adresser à une juridiction supranationale privée en cas de litige avec un Etat[165], une série de règles dictant ou guidant les relations d’emploi (les promotions et carrières, les modalités du dialogue social, etc.), ou encore des règlements qui organisent la délégation de service public et les procédures de marché public, etc.
Les règles faisant la « constitution économique » peuvent plus ou moins – et plutôt moins que plus – coïncider avec la constitution politique, ainsi qu’exemplifié par le corpus juridique de l’Union européenne. Dans son article intitulé La Constitution économique parmi les Constitutions européennes, Karlo Tuori dit ainsi à propos de la constitutionnalisation de l’Union Européenne qu’« il peut paraître naturel que le discours constitutionnel et, par là même, la constitutionnalisation aient débuté dans la sphère économique »[166]. Dans l’esprit de l’auteur cela est « naturel » parce que l’Union européenne a d’abord été une organisation économique[167], faisant ainsi considérer que l’économie est en elle-même porteuse d’un discours constitutionnel, indépendamment de toute formalisation politique en ce sens (mais avec le support essentiel du droit).
Avec la « constitution comme document économique », il s’agit en revanche d’affirmer, comme le fait Charles Beard, que ce qui fait la base de l’économie, à savoir le droit de propriété, est aussi un principe antérieur à l’institution du gouvernement constitutionnel qui en découle (p. 160). Il existe donc une différence de registre entre la « constitution économique » et la « constitution comme document économique », qui incite à revenir sur la naissance et les évolutions du constitutionnalisme politique. L’écriture des constitutions politiques a mis en effet la pratique à distance de la norme en la réglant a priori et en supposant leur différence. La constitution est alors devenue ce qui était dans la norme, et la pratique non conforme, au moins en théorie, une violation de celle-ci. La notion récente de « constitution économique » réhabilite le fait – la pratique – en en faisant une norme, et, en tous les cas, va chercher des normes ailleurs que dans la constitution politique écrite[168]. Le recours au vocabulaire constitutionnel pour désigner ce qui n’est pas à proprement parler dans la constitution écrite n’est pas tant l’effet d’une transformation du phénomène constitutionnel que le reflet de ce qu’il est fondamentalement : un moyen au service d’une fin. On peut rappeler que l’économiste James Buchanan, chef de file du courant Constitutional Economics qui consiste à penser les règles et les institutions – quelle que soit leur nature d’ailleurs – à partir de la satisfaction des intérêts économiques qu’ils assurent, a fait date en proclamant : « we are all constitutionalists ! »[169]. La dénomination « constitutionnelle » de ce courant est bien sûr trompeuse et a le tort de nourrir la confusion. Le travail de qualification et de décryptage de Charles A. Beard peut ainsi être cité comme précurseur de l’« économie constitutionnelle » par Buchanan[170], alors que cette dernière école est fondamentalement normative puisqu’il s’agit de dire quoi faire. A contrario de Beard qui s’est proposé de dire comment cela avait été fait, l’économie constitutionnelle entend mettre en exergue les agencements normatifs les plus performants en termes économiques, analyse qui peut conduire à préconiser l’élimination des institutions politiques lorsque celles-ci n’offrent pas le levier ou la neutralité espérée vis-à-vis de ces aspirations[171].
Dans cette même perspective, on peut constater aujourd’hui que les partisans de l’écriture d’une constitution qui donnerait son cadre fondamental à l’économie se trouvent plus souvent dans le camp de ceux qui veulent limiter les effets désastreux de l’économie[172] plutôt que dans celui de ceux qui veulent la voir se déployer sans limites externes. Fréquemment, les porteurs d’intérêts économiques voient les constitutions écrites formelles comme des ressources potentielles, ainsi que l’a illustré le débat sur la règle d’or en matière budgétaire, mais aussi comme des obstacles si elles sont mal pensées[173], ou peuvent même les voir comme inutiles[174]. Il existe ainsi plusieurs lectures de la constitution comme ressource, comme frein ou comme instrument secondaire en fonction des intérêts et groupes concernés. Les porteurs d’une vision « politique » de la constitution, qu’elle intègre ou non la question économique, sont eux aussi encore très nombreux[175].
En tout état de cause, l’accueil de la thèse d’un fondement économique du constitutionnalismedonne la possibilité de penser beaucoup plus clairement le mouvement effectif et contemporain de migration du droit constitutionnel de l’Etat politique vers des structures non politiques, non étatiques, mais fréquemment économiques. Il s’agit notamment de la thèse forte du constitutionnalisme sociétal de Gunther Teubner, professeur allemand et théoricien du droit, qui se présente à la fois comme un constat, et est à certains égards même un plaidoyer pour une répartition horizontale du constitutionnalisme où le pouvoir d’auto-régulation serait à la base de l’action[176]. On trouve aussi matière à appréhender ce processus de migration et de recomposition réglementaire dans les travaux de la nouvelle Economie politique internationale contemporaine[177]. Celle-ci rend compte d’un cadre composite de régulation de la mondialisation économique, relevant d’un ensemble de normes hétérogènes dont l’émanation procède de plus en plus de l’initiative d’acteurs privés[178]. De par leur provenance, mais aussi leur échelle (supranationale plutôt que nationale), ces systèmes de régulation tendent à contourner de manière problématique la souveraineté populaire.
* *
*
Charles A. Beard a été accusé de
réductionnisme économique, cette idée étant entendue comme une défaite de la
pensée. Le prendre au mot au contraire, en présentant les intérêts économiques
comme « un » élément d’explication de l’écriture de la constitution
américaine (« An » Economic Interpretation…) et sans le
réduire à une possibilité historique révolue, ouvre de nouvelles possibilités
de penser la nature, l’étendue et le fonctionnement du phénomène
constitutionnel, à la fois dans l’histoire passée et dans le monde
contemporain.La question de
l’autonomie du droit constitutionnel se pose notamment, et singulièrement
vis-à-vis du capitalisme[179]
dont les évolutions font manifestement évoluer de concert le phénomène
constitutionnel et les fins qu’il poursuit.
[1] Charles A. Beard, An Economic Interpretation of the Constitution of the United States, Mac Millan ed., 1913. Les références aux pages de l’ouvrage sont ici faites dans le corps même du texte et à partir de l’édition électronique proposée par Gary Edwards en 2001 : http://people.tamu.edu/~b-wood/GovtEcon/Beard.pdf.
[2] F. G. Couvares, M. Saxton, G.N. Grob, G. A. Billias, Interpretation of American History. Patterns and Perspectives, 7ème édition, 2000, vol. 1 : Through Reconstruction, p. 178.
[3] J. P. Diggins, « Class, Classical, and Consensus Views of the Constitution », The University of Chicago Law Review, 1988, Vol. 55, No. 2, p.555.
[4] P. McCorkle, « The Historian as Intellectual: Charles Beard and the Constitution Reconsidered », The American Journal of Legal History, 1984, Vol. 28, No 4, p. 314-363.
[5] M. Lerner cité par P. McCorkle, ibid. p. 314. Voy. aussi M. Lerner, « Charles Beard’s Political Theory », in H. K. Beale (ed.), Charles A. Beard: Anappraisal, Octagon Books, 1976, p. 25.
[6] P. McCorkle, op. cit. p. 315.
[7] R. Hofstadter, The Progressive Historians: Turner, Beard and Parrington, New York, Alfred A. Knopf, 1968, p. 220. Du même auteur et sur Beard, voir « Beard and the Constitution: The History of an Idea », American Quarterly, Vol. 2, No. 3,1950, p. 195-213.
[8] President Roosevelt and the coming of the war (1941); A Study in Appearances and Reality (1948).
[9] R. Drake, Charles Austin Beard. The Return of The Master Historian of American Imperialism, Cornell University Press, 2018, p.264.
[10] P. McCorkle, « The Historian as Intellectual… », op. cit., p. 316.
[11] P. McCorkle, « The Historian as Intellectual… », op. cit., p.317, se référant notamment à la préface de H. Beale, in H. Beale (ed.), Charles A. Beard: An Appraisal, University of Kentucky Press, 1954.
[12] Voy. principalement R. E. Brown, Charles Beard and the Constitution: A Critical Analysis of “An Economic Interpretation of the Constitution, Princeton University Press, 1956, et Forrest Mc Donald, We The People: The Economic Origins of the Constitution, University of Chicago Press, Chicago, 1958.
[13] Tout en restant très consensuel pour son milieu social – le sort des minorités noires ou indiennes était largement passé sous silence- le livre soulignait avec force et originalité pour l’époque le poids des facteurs économiques et culturels dans l’histoire américaine (voy. E. Nore, Charles A. Beard: An intellectual Biography, Southern Illinois University Press, Carbondale, 1983, p. 119).
[14] Le mouvement « Beyond Beard » est décrit par Pope McCorkle dans son article précité (p. 317 note 20).
[15] Voy. encore récemment, J. C. Pope and S. Treier, « Voting for a Founding: Testing the Effect of Economic Interests at the Federal Convention of 1787 », The Journal of Politics , 2015, Vol. 77, n°. 2, p. 519-534
[16] Voy. par ex. H. K. Beale (ed.), Charles A. Beard: An Appraisal, op. cit. ; C. M. Kenyon, « An economic interpretation of the constitution after Fifty years », The Centennial Review, Vol. 7, No. 3, History Issue (1963), p. 327-352.
[17] Voy. par ex., R. A. McGuire and R. L. Ohsfeldt, « Economic Interests and the American Constitution: A Quantitative Rehabilitation of Charles A. Beard », The Journal of Economic History, 1984, Vol. 44, n° 2, p. 509-519 ; R. Mc Guire, To Form a More Perfect Union. A New Economic Interpretation of the United States Constitution, Oxford University Press, 2003.
[18] M. Parenti, « Constitution As An Elitist Document », in R. A. Goldwin, William A. Schambra (ed.), How Democratic Is the Constitution?, Aei Press, 1980, p. 39.
[19] R. Drake, op.cit.
[20] H. Belz, « Charles Beard: Living Legend or Achaic Icon ? », site Liberty and Law, oct. 2014 (https://www.lawliberty.org/2014/10/10/charles-beard-living-legend-or-archaic-icon).
[21] Richard Drake, op. cit.
[22] Voy. P. Kennedy, « Charles Austin Beard’ Review: The Enemy of Empire », site du Wall Street Journal, 29 mars 2019 (https://www.wsj.com/articles/charles-austin-beard-review-the-enemy-of-empire-11553870831)
[23] Voy. R. Hofstadter, « Beard and the Constitution… », op. cit.
[24] Voy. encore A. Bloom en 1987 : « What began in Charles Beard’s Marxism and Carl Becker’s historicism became routine », The Closing of the American Mind :How Higher Education Has Failed Democracy and Impoverished The Souls Of Today’s Students, Simon & Schuster, p. 29.
[25] https://en.wikipedia.org/wiki/Constitutional_economic, Jonathan Macey estime que le mouvement Law and Economics – auquel lui-même se rattache et dont est issu le courant « Constitutional Economics » – et les analyses marxistes, moins sophistiquées, reposent en réalité sur les mêmes fondements : « at the core their theories are identical. Like the Marxists, law and economics theorists view the Constitution as a forum for the expression of a political equilibrium among competing, powerful special interest groups », Jonathan Macey, « Competing Economic Views of the Constitution », Faculty Scholarship Series, 56, p. 52.
[26] W. E. Gladstone, « Kin beyond the Sea », The North American Review, Vol. 127, n°264 (sept-oct. 1878), pp. 179-212, p. 185.
[27] Il confiera ainsi à son ami Max Farrand, historien de la révolution constitutionnelle américaine lui aussi : « I was more belligerent than was necessary and overemphasized a number of matters in order to get a hearing that might not have been accorded a milder statement » : Charles A. Beard to Max Farrand, May 5, 1913, DC 572-Correspondence A-F, Folder 21: Farrand, Max (Huntington Library), 1913-36, CABP (cité par Ajay K. Mehrotra, « Charles A. Beard & the Columbia School of Political Economy: Revisiting the Intellectual Roots of the Beardian Thesis », Constitutional Commentary, 2014, 42, p. 500).
[28] Edgar Lee Masters, Spoon River Anthology, William Marion reedy ed., 1914.
[29] Tiré de l’édition électronique de Gary Edwards p. 78 et p. 76.
[30] Les « titres d’Etat » ou « obligations d’Etat » sont des titres de créance émis par un Etat pour financer ses dépenses en emprunter sur le marché financier.
[31] Le système hamiltonien visait à mutualiser les dettes des Etats pour les fondre en une seule dette fédérale.
[32] L’esclave était considéré comme un prolongement du sol – bien immobilier – appartenant à son maître.
[33] La question centrale de la protection des droits de propriété par une structure fédérale disciplinant les Etats est au cœur des arguments favorables à la ratification des pères fondateurs. Beard synthétise les deux arguments exposés dans The Federalist n°10 : « I. A government endowed with certain positive powers, but so constructed as to break the force of majority rule and prevent invasions of the property rights of minorities. II. Restrictions on the state legislatures which had been so vigorous in their attacks on capital » (p. 81).
[34] L’émission de monnaie fiduciaire et l’imposition fiscale avaient été interdites par les colonies sous le joug britannique (i.e. le Currency Act de 1867) et avaient figuré parmi les motifs principaux de la guerre d’indépendance. Leur fédéralisation n’en était que plus symbolique pour la future constitution de 1787.
[35] Voy R. Drake, op.cit, p. 192. Notons que Beard, dans l’histoire politique des Etats-Unis qu’il propose au fil de ses ouvrages, tendra systématiquement à minimiser le rôle des groupes sociaux défavorisés. Cette lecture qu’il assume repose pour lui sur l’idiosyncrasie américaine que constituent l’abondance des terres, les promesses de distribution à leur endroit et plus largement celles de prospérité, qui offraient selon lui un viatique puissant pour neutraliser la contestation sociale. Voy. notamment The Rise of the American Civilization (1927).
[36] Parmi les commentateurs critiques de Beard, beaucoup reconnaitront à l’auteur le crédit d’avoir porté l’attention sur le vote anti-fédéraliste (et les amendements du groupe), pour révéler notamment comment ce fut parfois la peur du démembrement ou celle d’être exclu de la confédération (comme pour l’Etat de New York) – plutôt que l’assentiment du système proposé – qui permit l’adhésion in extremis de certains Etats (Nore, 1983, op.cit).
[37] Equivalent de ‘l’engagisme’ de la France d’Ancien Régime, l’indenture fut utilisé pour peupler les colonies d’Amérique par les puissances coloniales européennes, en complément ou remplacement de l’esclavage devenu illégal. L’Indenture était un contrat de travail, volontaire et temporaire, portant sur une activité de domesticité. Par ce contrat, le travailleur (appelé indentured servant) s’engageait pour une durée limitée (de 5 à 7 ans en général) à travailler sur les terres d’un colon ou propriétaire en échange d’une rétribution matérielle sensée couvrir ses besoins vitaux (sans salaire) et du paiement de son voyage transatlantique, plus rarement, de l’obtention d’une terre en pleine propriété au terme du contrat. Au XVIIe et XVIIIe s., près de la moitié des Européens débarquant dans les colonies américaines étaient des indentured servants. Ils représentaient encore 5 % de la population au moment de la Déclaration d’indépendance en 1776. https://fr.wikipedia.org/wiki/Indenture. Pour une analyse d’histoire économique, Voy. D. W. Galenson, « The Rise and Fall of Indentured Servitude in the Americas: An Economic Analysis », The Journal of Economic History, Vol. 44, No. 1 (Mar., 1984), p. 1-26.
[38] Cité par E. Nore, op. cit., p.497.
[39] Voy. principalement E. Nore, « More than an Historian, The Political and Economic Thought of Charles A. Beard », The Review of Politics, vol.64, Issue 1, 2002, Cambridge University Press et R. Drake, op. cit.
[40] L’Université de l’Etat de New York est aussi pionnière en matière de nouvelles méthodes pour les sciences sociales : méthodes inductives, quantitatives et statistiques venant remettre en cause le formalisme théorique et la méthode déductive qui le sous-tend.
[41] Edwin Seligman est qualifié d’historien marxiste, partie prenante de la « nouvelle école » des économistes des années 1880 qui offriront une première critique académique à l’économie politique du laissez-faire alors dominante. Cette dernière sera critiquée tout à la fois pour sa méthode théorico-déductive, son essentialisation de lois économiques réputées immuables et prenant modèle sur les lois de la nature, enfin la négation de la contingence des régimes (économiques, politiques, juridiques) aux époques et aux contextes.
[42] R. Drake, 2019, op. cit., p.18.
[43] E. Seligman, The Economic Interpretation of History, Columbia University Press, 1902.
[44] Ibid. p. 3.
[45] Voy. note 54.
[46] Voy. à ce sujet E. Nore, 2002, p.12.
[47] E. Nore, 1983, p. 86.
[48] Dans son ouvrage majeur, La Théorie de la classe de loisir, une étude économique de l’évolution institutionnelle (1899), Thorstein Veblen souligne que la tâche d’un gouvernement – qu’il estime contrôlé par les propriétaires- vise à garantir l’ordre social et derrière l’ordre social, les privilèges associés aux droits de propriété. Il écrit sans détours : « modern politics is business politics » (p. 269), ou encore, « constitutional government is a business government » (p. 285), in T. Veblen, The Theory of the Leisure Class: An Economic Study of Institutions, Macmillan, New York, 1899.
[49] Beard mentionne notamment ces termes dans la critique du capitalisme qu’il développement dans son ouvrage America in Midpassage, publié en 1939 (voy. R. Drake, op. cit., p. 264).
[50] Voy . A. J. Mehrotra, op. cit. p 482.
[51] J. Commons, Legal foundations of Capitalism, Macmillan, New York, 1924.
[52] J. Commons, Institutional Economics, Macmillan, New York, 1934.
[53] Posant le lien juridico-économique comme central, il inversera cependant la dialectique de Marx reprise par Beard : pour Commons, la base de la société est juridique et c’est cette sphère du droit qui détermine la superstructure économique.
[54] J. A. Hobson (John Ruskin Social Reformer, 1898 ; Imperialism, 1902) inspire aussi Beard plus directement, par sa critique des visées capitalistes de l’impérialisme, et sa critique du statu quo capitaliste et du libre marché, considéré comme l’obstacle le plus puissant à une société réellement démocratique et orienter vers le bien commun (Voy. R. Drake, op. cit., p. 20, note 55) Hobson militera pour une intervention gouvernementale dans la sphère économique pour casser le pouvoir diabolique « to break down the evil power which competitive industry for profit places in the hands of the least scrupulous competitors » (R. Drake, op. cit., p.23, note 61). Il y a aussi l’école du réalisme italien qui propose une interprétation anti-démocratique des régimes politiques : ces derniers sont en effet le fruit d’une règle élitiste par laquelle les élites organisées en lobbying viennent s’opposer les unes aux autres pour conquérir ou peser sur le pouvoir politique (cf Mosca, Pareto in R. Drake, op. cit., préface p. X-XI et voy. aussi R. Drake, « Charles Beard and the English Historians », Constitutional Commentary, Vol. 29, 313.).
[55] Le constitutionnaliste Bruce Ackerman le rappelle ainsi : « It’s hard to believe today, but Federalist 10 was not then considered one of Madison’s major accomplishments – after all, it is only a newspaper article written in haste during New York’s ratification campaign », « Oliver Wendell Holmes lectures. The Living Constitution », Harvard Law Review, 120, 2007, p. 1796 ; We The People, Vol. 1. Foundations, Harvard University Press, 1991, p. 221 et s.
[56] Lettre exhumée par James O. Wetterau, Journal of Economic and Business History, Vol III, August, 1931, p. 667 et s. auquel Beard se réfère p. 5-6.
[57] La biographie économique que Beard rédige à propos de Madison rappelle qu’il était l’un des rares constituants non détenteur de titre d’Etat. Qualité qui fait dire à Beard que « Having none of the public securities, Madison was able later to take a more disinterested view of the funding system proposed by Hamilton » (p. 67).
[58] Philosophe anglais, James Harrington (1611-1677) développe des conceptions républicaines – fondées notamment sur le principe de la représentation et de la chambre bicamérale élue – qui inspireront les régimes représentatifs modernes, dont l’écriture de la Constitution américaine ; et voy. G. Hugues, « Les origines harringtoniennes de la Constitution américaine », E-rea [Online], 1.2 | 2003.
[59] W. Wilson (1898), Division and Reunion, New York, Longmans 1898, pp. 12-13, cite par R. Hofstadter, op. cit.
[60] O. Libby, Geographical distribution of the vote of the Thirteen States on the federal Constitution 1787-8, (1894), Madison, University of Wisconsin Press. Ouvrage remarqué à l’époque et dont l’historien Frederick J. Turner se fera le préfacier et le passeur (voy. E. Nore, 1983, op. cit.).
[61] Beard sera aussi influencé par l’ouvrage de Charles Henry Ambler (1910), Sectionnalism in Virginia front 1776 to 1861, West Virginia University Press.
[62] Cité par E. Nore, 1983, op.cit. p. 64.
[63] Ibid.
[64] M.-F. Toinet, « A propos de Une relecture économique de la constitution des Etats-Unis de Charles Beard », communication au 1er Congrès de l’Association Française de Droit Constitutionnel, 1990. Nous remercions Jean-Yves Chérot pour nous avoir communiqué une copie numérique du texte dactylographié de Marie-France Toinet.
[65] Cette critique est notamment celle des auteurs contemporains de XXX Voy. en particulier Ellen Nore, 1983, op. cit., p. 51.
[66] En tentant d’expliquer pourquoi une part considérable des détenteurs de titre votèrent contre le système hamiltonien en 1790, Latané écrit en 1914 que ces acteurs « represented the dominant economic interests of their respective constituencies rather than their personal interests » (cité par E. Nore, 1983, op. cit. p. 64).
[67] Ch. A. Beard, Some Economic Origins of Jeffersonian Democracy, New York, MacMillan, 1914.
[68] La critique émane ici de Orin G. Libby, Mississippi Valley Historical Review, 1 (jun.1914) p. 113-117.
[69] Ch. A. Beard, The Supreme Court and the Constitution, MacMillan, New York, 1912 : « Examine the rolls of the conventions that ratified the Constitution after it came from the Philadelphia convention and compare them with the rolls of the legislatures that had been assailing the rights of property. It was largely because the framers of the Constitution knew the temper and class bias of the state legislatures that they arranged that the new Constitution should be ratified by conventions » (p. 79).
[70] Comme Libby (op. cit.), William K. Boyd (1913) reprochera à Beard d’avoir négligé de rendre compte de « l’anarchie financière » qui régnait à l’époque et qui avait certainement pesé davantage dans l’orientation des votants que le risque de dépréciation des titres d’Etat : voy. W. K. Boyd, South Atlantic Quarterly, 12, 1913, p. 269-273.
[71] Cowen David J., The origins and Economic Impact of the First Bank of the united States, 1791-1797, New York/London, Garland, 2000.
[72] Ibid. et L. Desmedt, « Dette et fiscalité des jeunes Etats-Unis : les oppositions entre les Pères fondateurs », L’économie politique, 2014, 1, n°61, p.7-20.
[73] P. Dockès, Le capitalisme et ses rythmes, quatre siècles en perspective, Tome 1, sous le regard des géants, Garnier (Classiques jaunes, Economie), Paris, 2019, p. 239.
[74] Une raison probable à l’impasse relative de Beard résiderait dans la volonté d’éviter que les clivages intra-étatiques -qui figurent au cœur de sa démonstration- ne soient relus au seul aune des clivages entre Etats, plus balisés par l’historiographie de son temps.
[75] Un épisode historique rappelé en 2011 par Paul Volker –ancien directeur de la réserve fédérale américaine – pour voir dans les termes de la crise de l’Eurozone et de la gestion des dettes, un « moment hamiltonien » (voy. L. Desmedt, op. cit.; voy. aussi L. Desmedt, La mondialisation sans boussole, L’Economie politique, 2018, n°77).
[76] La Constitution verra très temporairement triompher les idées de Madison, puisque la création de la dette fédérale et celle d’une banque centrale capables de soutenir la gestion de la dette seront actées respectivement en 1790 et 1791.
[77] Cette omission est d’autant plus surprenante que Beard aura longtemps réfléchi à la question de la propriété, et milité pour des formes institutionnelles alternatives à la propriété privée (propriété publique, propriété des travailleurs). Voy. E. Nore, op. cit., 2002.
[78] Voy. notamment sur ce point, J. Tully, Droit naturel et propriété, coll. Léviathan, Paris, PUF, 1992.
[79] Au milieu du XIXè siècle, un débat vif va opposer lecture d’une constitution pro-esclavage à celle d’une constitution anti-esclavage. Voy. plus récemment l’ouvrage de Sean Wilentz qui réhabilite l’anti-esclavagisme révolutionnaire de la fin du XVIIIème siècle, dans le lignage de Lincoln et avant lui de Madison, S. Wilentz, No Property in Man : Slavery and Anti-Slavery at the Nation’s Founding, Harvard University Press, 2018 ; voy. aussi Caleb McDaniel qui estime que la question de savoir si la Constitution était pro ou anti-esclavage est insoluble tant elle recouvre d’autres questions spécifiques, The Problem of Democracy in the Age of Slavery, Garrisonian Abolutionnists and Transatlantic Reform, Baton rouge, Louisiana State University Press, 2013.
[80] Six dispositions initiales de la constitution américaine concernent l’esclavage, à l’instar de la section 9 de l’article I indiquant que « The Migration or Importation of such Persons as any of the States now existing shall think proper to admit, shall not be prohibited by the Congress prior to the Year one thousand eight hundred and eight, but a Tax or duty may be imposed on such Importation, not exceeding ten dollars for each Person », ou la section 2 de l’article IV qui prévoit que « No Person held to Service or Labour in one State, under the Laws thereof, escaping into another, shall, in Consequence of any Law or Regulation therein, be discharged from such Service or Labour, but shall be delivered up on Claim of the Party to whom such Service or Labour may be due »
[81] Neither slavery nor involuntary servitude, except as a punishment for crime where of the party shall have been duly convicted, shall exist within the United States, or any place subject to their jurisdiction.
[82] Voy. la précision dans sa préface à l’édition de 1935, p. IX.
[83] P. Dockès, op. cit., p.398-403. Voy aussi J. Atack, P. Passell, A New Economic View of American History. NY: W.W. Norton, 1994, 2nd ed., p. 714.
[84] Crise dont Charles A. Beard fut directement le témoin à Chicago, où il séjourna quelques mois pour une recherche en sociologie pratique.
[85] « The Robber Baron », apparu dès 1859 dans le New York Times.
[86] Voy. les différentes figures du courant intellectuel américain en 1890 et 1920 qualifié d’ « ère progressiste » et qui compte des économistes (Edwin Seligman, John Commons), des philosophes (John Dewey), des historiens (James Harvey Robinson, James Turner)
[87] Dans les années 1890 et en dépit du Sherman Antitrust Act, on assista à une explosion des concentrations. « L’économie trustifiée » représentera entre 50 et 90% selon les secteurs au tournant du siècle (voy . P. Dockès, op. cit., p. 401).
[88] P. Dockès, op. cit., p.403.
[89] R. F. Bruner, S. D. Carr (2007), The Panic of 1907: Lessons Learned from the Market’s Perfect Storm, Hoboken, New Jersey, John Wiley & Sons.
[90] Lochner v. New York, 198 U.S. 45 (1905).
[91] Allgeyer v. Louisiana, 165 U.S. 578 (1897).
[92] « No State shall make or enforce any law which shall abridge the privileges or immunities of citizens of the United States; nor shall any State deprive any person of life, liberty, or property, without due process of law; nor deny to any person within its jurisdiction the equal protection of the laws »
[93] Allgeyer v. Louisiana, 165 U.S. 578 (1897) : « The « liberty » mentioned in that amendment means not only the right of the citizen to be free from the mere physical restraint of his person, as by incarceration, but the term is deemed to embrace the right of the citizen to be free in the enjoyment of all his faculties, to be free to use them in all lawful ways, to live and work where he will, to earn his livelihood by any lawful calling, to pursue any livelihood or avocation, and for that purpose to enter into all contracts which may be proper, necessary, and essential to his carrying out to a successful conclusion the purposes above mentioned ».
[95] Adkins v. Children’s Hosp., 261 U.S. 525 (1923).
[96] Adair v. United States, 208 U.S. 161, 178 (1908) et Coppage v. Kansas, 236 U.S. 1 (1915).
[97] Hammer v. Dagenhart, 247 U.S. 251 (1918).
[98] West Coast Hotel Co. v. Parrish, 300 US 379 – 1937.
[99] John Commons verra dans l’affaire Lochner qu’il commentera, l’affirmation d’une Cour suprême qu’il qualifie de « first authoritative faculty of political economy in the world’s history», In Legal Foundations … , op. cit., p. 7.
[100] D. A. Strauss, « Why Was Lochner Wrong? », The University of Chicago Law Review, 70, 2003, p. 373.
[101] A l’instar du Conseil constitutionnel français qui, le 13 juin 2013, a rendu une décision consacrant le principe de liberté contractuelle au détriment de l’application du principe de solidarité qui est à la base de tout système mutualiste, système qui était concerné par la loi dont il s’agissait de dire ou non la constitutionnalité (2013 (Décision n° 2013-672 DC, Loi relative à la sécurisation de l’emploi). Comme l’a justement fait remarquer Thomas Perroud, la proximité avec l’arrêt Lochner est frappante. Voy. Th. Perroud, « Un choix de société du conseil constitutionnel : la liberté contractuelle contre la solidarité », JP blog, février 2017 (http://blog.juspoliticum.com/2017/02/20/un-choix-de-societe-du-conseil-constitutionnel-la-liberte-contractuelle-contre-la-solidarite/). De ce point de vue, l’arrêt Lochner n’a pas qu’un intérêt historique. De la même façon, le principe de l’arrêt Allgeyer vs Louisiana résonne assez fortement dans l’arrêt de la Cour de Justice de l’Union Européenne du 11 décembre 2007, Viking, aff. C-438/05 par lequel la Cour déclare contraire au traité l’invocation du droit social national (exercice du droit de grève) qui ferait obstacle au principe de libre établissement d’une activité entrepreneuriale dans un pays de l’Union Européenne.
[102] Le thème de l’interprétation de la Constitution est central en droit constitutionnel américain : il figure souvent en tête des manuels de droit constitutionnel, contrairement à la tradition européenne qui a encore et essentiellement une grille de lecture institutionnaliste du droit constitutionnel.
[103] Marbury v. Madison, 5 U.S. (1 Cranch) 137 (1803). L’alors président des Etats-Unis Thomas Jefferson (auquel l’arrêt était défavorable) a été très critique à l’égard de l’arrêt et de John Marshall, voy. pour une expression achevée de cette critique sa lettre à William Johnson du 12 juin 1823 (https://founders.archives.gov/documents/Jefferson/98-01-02-3562). Voy. aussi « Louis H. Pollak, Marbury v. Madison: What Did John Marshall Decide and Why?”, Proceedings of the American Philosophical Society, Vol. 148, No. 1, 2004, p.1-13.
[104] Voy. par exemple E. Freund, « Limitation of Hours of Labor and the Supreme Court », Journal of Political Economy, Vol. 13, No. 4 (Sep., 1905), pp. 597-599 (p. 598): « The importance of the decision must, therefore, be sought, not in the enunciation of a new or valuable theory of individual rights – although the emphasizing of the freedom of contract in labor relations as a constitution right is worthy of notice – but in judicial attitude which it represents. The case strongly illustrates the growing assertion of the judicial prerogative to declare laws unconstitutional, because a particular legislative measure does not meet the views of the court as to what is reasonable or necessary regulation. (…) it would be difficult to find an illustration of more offhand and superficial treatment of difficult economic problems than the discussion here presented of the conditions of the baker’s occupation » (pp. 598-599). Parlant du pouvoir des tribunaux en général, et alors que nous sommes au début de l’ère Lochner, William F. Dodd considère que « The courts have now definitely invaded the field of public policy and are quick to declare unconstitutional almost any laws of which they disapprove, particularly in the fields of social and industrial legislation », « The Growth of Judicial Power », Political Science Quarterly, Vol. 24, No. 2 (Jun., 1909), pp. 193-207 (p.194).
Le juriste américain Louis B. Boudin, défendant une approche marxiste (il a fait paraître en 1907 une étude intitulée The Theoretical System of Karl Marx in the light of recent criticism), publia en 1911 « Government By Judiciary » (Political Science Quarterly, Vol. 26, No. 2, 1911, p. 238-270), article dans lequel il s’évertue à montrer que la Cour Suprême, ou plutôt les juges qui y siègent, se sont donné des pouvoirs supérieurs à ceux que la loi leur confère. Il analyse notamment la série d’arrêts rendus par la Cour Suprême depuis la décision Lochner (p.266-267).
[105] Il faut rappeler que Oliver Wendell Holmes a été nommé en 1902 à la Cour Suprême par le président Theodor Roosevelt, et n’était pas encore juge dans l’affaire Allgeyer vs Louisiana précité en 1897 où la Cour reconnaît à l’unanimité que la liberté contractuelle est protégée par la clause du due process du XIVè amendement à la constitution américaine.
[106] « The Fourteenth Amendment does not enact Mr. Herbert Spencer’s Social Statics », et, « a constitution is not intended to embody a particular economic theory, whether of paternalism and the organic relation of the citizen to the State or of laissez faire », Lochner v. New York, 198 U.S. 45 (1905), Dissenting Opinion by Oliver Wendell Holmes, Jr.
[107] Muller v. Oregon, 208 U.S. 412 (1908).
[108] Holden v. Hardy, 169 U.S. 366 (1898).
[109] Par ex. P. H. Doran, Evolution and the Constitution: Reassessing the Influence of Social Darwinism on the Turn-of-the-Century United States Supreme Court (1873-1937), Senior Honors Theses, 2005, 140.
[110] Même si Boudin fit paraître son « Government by judiciary » en 1911, on considère généralement qu’on doit au français Edouard Lambert l’expression de « gouvernement des juges » qui donne son titre à l’ouvrage qu’il publie en 1921 à propos des Etats-Unis (Le gouvernement des juges et la lutte contre la législation sociale aux États-Unis, LGDJ, 1921), les américains parlent plus volontiers d’« activisme judiciaire » (judicial activism).
Ainsi, selon Tarek Darwish se référant à Yves-Henry Nouailhat (Les Etats-Unis : L’avènement d’une puissance mondiale : 1898-1933, éd. Richelieu, 1973, p. 97-98), « Les réformateurs en matière sociale ne se heurtèrent pas seulement aux employeurs et aux représentants des intérêts économiques qui pouvaient s’estimer menacés, mais aussi à une très forte opposition de la magistrature et du barreau », voy. T. Darwish, Lochner v. New-York (Arrêt de la Cour Suprême des États-Unis de 1905), mémoire sous la direction d’E. Zoller, Master recherche de droit public comparé, Université Paris II, 2014, p. 81-82.
[111] Dans une lettre envoyée à Harold Laski, Holmes dit clairement que « notwithstanding [Beard’s] disavowal of personal innuendo, “An Economic Interpretation” encouraged . . . the notion that personal interests on the part of the prominent members of the Convention accounted for the attitude they took, thus making the book “a stinker” » : voy. pour cette analyse détaillée des réactions et commentaires du juge Holmes à propos de l’ouvrage de Beard, qu’il aurait lu en 1916, Edward G. White, « Charles Beard & Progressive Legal Historiography », Constitutional Commentary, 2014, p. 359-362.
[112] A. Vermeule, « Beard and Holmes on Constitutional Adjudication », Constitutional Commentary, 457, 2014, p. 2.
[113] A moins, selon la formule du juge Holmes, juge minoritaire dans l’affaire Lochner, qu’une autre lecture mette en avant la contradiction qui en résulterait à des principes fondamentaux acceptés par la tradition populaire comme faisant droit, lecture que Holmes considère comme celle d’un homme « rationnel et juste » ou encore « raisonnable », voy. son Dissent précité sous l’arrêt Lochner. La référence à l’homme « raisonnable » renvoie à l’opinion du juge Peckham qui constitue l’arrêt Lochner disant que, « des motifs de santé ne peuvent raisonnablement porter atteinte à la liberté contractuelle en limitant les heures de travail dans le secteur de la boulangerie ».
[114] C’est aussi la thèse avancée par Jean-Yves Chérot (« Une relecture économique de la Constitution des Etats-Unis, Charles A. Beard, Compte-rendu », Journal des Économistes et des Études Humaines, Volume 1, Issue 2, 1990, p. 189–194), et sans doute l’explication de ce que, comme on va l’exposer après, Charles A. Beard est parfois considéré comme précurseur du courant libéral « Constitutional economics » (voy. la page américaine wikipedia à propos de ce courant déjà citée supra note 25).
[115] Même si l’étude qu’il publie à ce sujet est très tardive, 1936, un avant la fin de l’ère Lochner, Ch. A. Beard, « The Living Constitution », The Annals of the American Academy of Political and Social Science, Vol. 185 (« The Constitution in the 20th Century »), 1936, p. 29-34.
[116] Frederick Jackson Turner (1938) appellera ainsi à étudier « derrière les institutions, derrière les Constitutions », les « forces vitales » qui mettent en forme les institutions et en changent les conditions d’application (cité par A. J. Mehrotra, 2014, op.cit, p. 499, note 75).
[117] Charles Beard sera pourtant plus explicite dans l’ouvrage qu’il fait paraître l’année d’après, Contemporary American History, 1877-1913 (New York, Mac Millan, 1914) : un sous-chapitre est consacré à « Writing Laissez Faire into the Constitution » et la thématique de la philosophie du Laissez Faire dans les institutions américaines est récurrente dans l’ouvrage : citant l’opinion dissidente de Holmes à propos de la doctrine de Spencer ainsi activée par l’arrêt Lochner, Beard est néanmoins plus nuancé en disant – nous sommes en 1914, que, quoi qu’il en soit, la Cour Suprême n’a pas invalidé beaucoup de législations sociales. Il est en fait beaucoup plus critique à l’égard des cours des Etats fédérés, qu’il pense précisément acquises à la cause de la philosophie du Laissez Faire, qu’à l’égard de la Cour Suprême (p. 87).
[118] La recherche sur le portail « Jstor » laisse de ce point de vue peu de doutes : plus de 4 références sur 10 sont imputables à des travaux publiés dans des revues relevant de la discipline historique, plus de 3 relèvent des « American studies », et près de 3 relèvent de travaux de sciences politiques. Au total, environ 6% seulement des occurrences se trouvent dans des revues de droit et 7% dans des revues de la catégorie « Economics ». Les quelques 330 références spécifiques à An Economic Interpretation sont encore dues à 73% à des travaux d’histoire et d’American studies, même si le « poids » des travaux juridiques et d’économie est cette fois plus important puisque s’élevant respectivement à 21 et 14 %.
[119] J. H. Hutson, « The Creation of the Constitution: Scholarship at a Standstill », Reviews in American History, Vol. 12, No. 4. (Dec., 1984), p. 467.
[120] Voy. supra. La revue juridique de Columbia semble être l’une des seules revues de droit à avoir publié une recension de l’ouvrage dès 1913. Celle-ci, assez favorable, a été rédigée par le juriste Thomas Reed Powell qui, parce qu’il estime que, depuis sa rédaction, la constitution s’interprète indépendamment des intentions originelles de ses auteurs, affirme en conséquence que « The significance of this volume is for the historian and the political theorist rather than for the constitutional lawyer », Columbia Law Review, Vol. 13, No. 7 (Nov., 1913), pp. 659-66 (p. 660). A propos de Thomas Reed Powell, Erwin N. Griswold affirme dans la Harvard Law Review pour laquelle il publie un hommage après la mort du professeur, que « his mind was not sufficiently orthodox and rigid to meet the standards of the teachers of its time. His was always a questing mind, not content with rules, but always going behind them, seeking premises, and exposing fallacies », Vol. 69, No. 5 (Mar., 1956), pp. 793-796 (p. 796).
[121] Voy. infra.
[122] B. Ackerman, We The People, Vol. 1. Foundations, Harvard University Press, 1991.
[123] B. Ackerman, We the People, op. cit., p.228 et « Oliver Wendell Holmes… », op.cit. p. 1796.
[124] B. Ackerman, « Oliver Wendell Holmes lectures. The Living Constitution », Harvard Law Review, 120, 2007, p. 1796 ; et We The People…, op. cit. pp. 221 et s.
[125] C. R. Sunstein, « The Beard Thesis and Franklin Roosevelt », George Washington Law Review, 56, 1987, p.123.
[126] Et dans sa plus vaste étude consacrée au « Constitutionalism after the New Deal » publiée dans la Harvard Law Review (Vol. 101, No. 2 (Dec., 1987), pp. 421-510), Cass R. Sunstein ne cite pas Beard une seule fois. Voy. pour un même constat l’étude du théoricien du droit L. B. Solum, « Originalism Versus Living Constitutionalism: The Conceptual Structure of the Great Debate », Northwestern University Law Review. 1243-1296 (2019).
[127] Les manuels de droit constitutionnel américain, dont beaucoup sont organisés autour du thème de l’interprétation de la constitution, n’y font pas référence.
[128] J. Elster, « Forces and Mechanisms in the Constitution-Making Process », Duke Law Journal, Vol. 45, No. 2 (Nov., 1995), p. 364-396 (p. 377).
[129] E . Lambert, Le gouvernement des juges …, op. cit.
[130] Mais voy. Jon Elster précité, qui, sans procéder à une étude systématique et d’ampleur, ne délaisse pas la question à propos des constitutions d’Europe centrale et orientale. Voy. dans une autre perspective, S. Milacic, pour sa magistrale étude sur « La constitution soviétique du 7 octobre 1977 comme discours de politique internationale : de la constitution comme soutien idéologique de la stratégie internationale de l’URSS », in L’Union Soviétique dans les Relations internationales, Economica, 1982, p. 129 et s.
[131] Ce qui peut assez aisément s’expliquer par la forte présence dans la région de la pensée marxiste qui influe sur les thèmes abordés par les intellectuels, et ainsi du thème du capitalisme et du constitutionnalisme : Ch. A. Beard, Una interpretación económica de la Constitución de los Estados Unidos, Arayú, Buenos Aires, 1953.
[132] Ch. A. Beard, Intepretazione economica della costituzione degli Statit Uniti, Fletrinelli ed., Milan, 1959.
[133] Ch. A. Beard, Eine ökonomische Interpretation der amerikanischen Verfassung, Frankfurt Suhrkamp, 1974 (préface de Johann Baptist Muller).
[134] Ch. A. Beard, Une relecture économique de la Constitution des Etats-Unis, trad. P. Hoffman, Economica, 1988.
[135] Qui est aussi l’auteur des propos conclusifs du présent ouvrage.
[136] J.-Y. Chérot, « Une relecture économique de la Constitution des Etats-Unis, Charles A. Beard, Compte-rendu », Journal des Économistes et des Études Humaines, Volume 1, Issue 2, 1990, p.189–194, puis Rev. Fr. de Dr. Const., vol. 5, 1991, pp. 147-152.
[137] Ibid. p. 190
[138] Op. cit.
[139] Particulièrement peu en Allemagne ou en Espagne par exemple, mais sensiblement plus en Italie où le droit constitutionnel est encore très lié à la science politique. Pour le cas français, on trouve quelques références occasionnelles à la thèse de Beard, presque toujours lorsqu’il s’agit de présenter ou de discuter la pensée ou le droit américain (voy. par ex. M. Tourbe, « La conception du pouvoir judiciaire chez Woodrow Wilson. Le réalisme juridique à l’épreuve du gouvernement des juges », Jus Politicum, n° 4 (en ligne) ou Ph. Raynaud, Trois révolutions de la liberté. Angleterre, Amérique, France, PUF, coll. Léviathan, p. 154).
[140] Voy. récemment encore Q. Slobodian, Globalists: The End of Empire and the Birth of Neoliberalism, Harvard University Press, 2018.
[141] C’est-à-dire les articulations, concurrentielles, exclusives ou complémentaires, entre les normes issues des différents systèmes de production de normes : les Etats nationaux d’un côté et l’Union européenne de l’autre. Voy. par exemple le dernier appel à contribution pour le prochain congrès de l’Association Française de Droit Constitutionnel pour l’Atelier « Ordres constitutionnel, international et européen » (https://cfdc2020.univ-tln.fr/atelier-4-ordres-constitutionnel-international-et-europeen/)
[142] Voy. par ex. Ph. Raynaud, « Constitutionnalisme », dans S. Rials et D. Alland (dir.), Dictionnaire de culture juridique, PUF, 2003, p 266. Voy. aussi M. Barberis, « Idéologies de la constitution – Histoire du constitutionnalisme », dans D. Chagnollaud et M. Troper, Traité international de droit constitutionnel, tome 1, 2012, p. 114.
[143] Ingénierie qui, aujourd’hui, tend à s’appuyer sur une analyse économique des règles –principalement centrée sur l’efficacité de ces dernières- (James Buchanan) et/ou sur des analyses économico-behavioristes (Thaler et Sunstein), en dépit du silence sur ce point d’une majorité de constitutionnalistes en Europe. Sur ces questions voy. infra point 4 de cette contribution. Et, pour un bon exemple d’exposé de cette ingénierie, voy. R. D. Cooter, Strategic Constitution, Princeton University Press, 2002.
[144] Voy. par ex. G. Sartori, « Constitutionalism: A Preliminary Discussion », American Political Science Review, 1962, p. 867. Le terme de « sham constitutions » est aussi employé, voy. par ex. D. Law et M. Vertseeg, « Sham Constitutions », California Law Review, 2013, p. 863, ou encore celui de « constitutions sans constitutionnalismes », T. Groppi, « Costituzioni senza costitutionalismo ? La codificazione dei diritti in Asia agli inizi del XXI secolo », Politica del diritto, 2006, p. 187.
[145] Ainsi que le propose notamment le célèbre juge américain Richard Posner, tenant d’une interprétation économique active, pour ne pas dire activiste, du texte constitutionnel. Voy. par exemple son article séminal, « The Constitution as an Economic Document », George Washington Law Review, 56 (1987), p. 4.
[146] M. Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au collège de France, 1978-1979, Gallimard-Seuil, p. 31 et s.
[147] H. Arendt, Essai sur la révolution (1963), Gallimard, 1967, pp. 141-142.
[148] Ibid. p. 140.
[149] D’une manière générale, on a peu analysé dans l’histoire les intérêts et stratégies des constituants. Voy. cependant S. Milacic précité note 129.
[150] On renvoie notamment aux textes de L. Fontaine, « Le texte constitutionnel est toujours un contexte », dans Une Constitution, pourquoi faire ?, éd. de la Fondation Joseph Karolyi, 2014, et « L’écriture stratégique des constitutions », dans E. Nicolas et J. Guittard, Les narrations de la norme, Mare et Martin, 2020 (à paraître).
[151] Dès le XVIIIè siècle, on trouve plusieurs projets de constitution chez les physiocrates qui ont ainsi mis en avant les liens à structurer entre le politique, le juridique et l’économique. Voy. par ex. P. Lemercier de la Rivière, Canevas d’un code constitutionnel – Œuvres politiques 1787-1789, Slatkine Erudition, Genève, 2011.
[152] Voy. l’idée intéressante – et néanmoins différente – de Eivind Smith de La constitution comme écran pour les choix personnels, dans « Les fonctions symboliques des constitutions », dans D. Chagnollaud et M. Troper, Traité international…, op. cit., tome 1, p. 785.
[153] Voy. par ex. L. Fontaine, Les évolutions du genre constitutionnel : premiers éléments d’une « radiographie engagée, 5è partie, « L’insularisation constituante à l’époque contemporaine » (https://www.ledroitdelafontaine.fr/le-genre-constitutionnel/).
[154] Et voyez par exemple la position du juge à la Cour suprême américaine Clarence Thomas, noir américain : « Thomas takes seriously the document that Americans’ representatives ratified in 1789 and insists that only Americans’ representatives change it today—not nine unrepresentative lawyers, ephors sitting in a marble palace in Washington », City Magazine, 2007 (https://www.city-journal.org/html/reading-constitution-right-13012.html).
[155] Il est même plutôt souvent admis par la philosophie politique – qui hélas ne croise pas souvent la littérature politiste et juridique sur les constitutions, que l’écriture de ces dernières est la conséquence de la reconnaissance de l’absence de vertu des hommes, obligés ainsi à s’organiser pour limiter les effets des passions et de l’égoïsme… (voy. par ex. D. Mueller, Constitutional Democracy, Oxford, Oxford University Press, 1997, p. 51). Pour James Madison lui-même, les hommes ne sont pas des anges et sont animés par leurs intérêts personnels et leurs ambitions et cela sert de base au fonctionnement d’une constitution qui doit donc être pensé à partir de ces données (The Federalist Papers n° 47, 48 et 51), cité par M. Barberis, op. cit. Continué dans sa logique, ce constat peut conduire à admettre aussi que les hommes ne sont pas plus vertueux dans l’écriture même des constitutions.
[156] K. Benyekhlef, Une possible histoire de la norme. Les normativités émergentes de la mondialisation, éd. Thémis, 2008, p. 697, à propos de R. Hirshl, « The Political Origins of the New Constitutionalism », Ind. J. Global Legal Stud., 71, 2004, p. 78 et s.
[157] Voy. pour un tel constat le compte-rendu sur le site internet du Journal International de Droit Constitutionne d’un grand colloque organisé en août 2017, « Grand Challenge on Inequality », Matthew Coe and Zoe Graus qui font le constat de la prédominance du thème du scepticisme à propos de la question de savoir si les constitutions sont bien aujourd’hui les bons vecteurs de changement, dans le domaine des inégalités notamment, http://www.iconnectblog.com/2017/12/conference-report-constitutions-human-rights-economic-inequality/
[158] La « règle d’or » ou d’équilibre budgétaire revient à un mécanisme visant à « automatiser les choix budgétaires » en les subordonnant à une logique comptable plutôt qu’à une logique politique. Voy. M. Bouvier, « La règle d’or : un concept à construire ? » in Revue française des finances publiques, Février 2011, n°113, p. V. Elle s’inscrit dans le droit fil du projet néolibéral des origines visant à contenir (par une règle nationale ou supranationale) l’interventionnisme étatique et en amont l’expression de la démocratie et de la souveraineté populaire susceptibles d’émettre des revendications favorables au social et au travail et ou au détriment des intérêts du capital (défendus par un système légal privé supranational surclassant les législations nationales). Voy. B. Amable, « Aux sources néolibérales de l’UE », Libération, 1er avril 2019.
Le traité budgétaire européen ou Fiscal Compact signé en 2012 prévoit l’adoption d’une règle d’or communautaire qui oblige les États signataires (après intégration dans la loi ou constitution nationale) à voter des budgets équilibrés limitant le déficit à 0,5% de leur PIB.
[159] Plusieurs des constitutions sud-américaines récemment révisées (Equateur, Colombie, Uruguay, Brésil, etc.), s’illustrent par la reconnaissance de droits des communautés indigènes (langue, culture, etc.) de la nature, du Bien-vivre incluant alimentation, eau, santé, éducation, (Equateur). Les enjeux puis urgences climatiques ré-ouvrent la réflexion en Europe également. Voy., pour une comparaison entre constitutions nationales sur ce point, et soulignant le retard de la France sur le droit de l’environnement, https://www.conseil-constitutionnel.fr/nouveaux-cahiers-du-conseil-constitutionnel/l-environnement-dans-les-constitutions-etrangeres.
[160] Par exemple, en 2016, un astro-physicien célèbre aux Etats-Unis, Neil deGrasse Tyson, a posté sur son compte twitter une constitution qui ne comporterait qu’une seule ligne : « All policy shall be based on the weight of evidence », qu’il appelle « Rationalia » (@neiltyson).
[161] Voyez le débat publié dans la Revue Commentaire entre 2013 et 2015 illustrant ces oppositions, débat entre Jean Peyrelevade (« La Constitution contre l’économie », n° 144, 2013-2014, p. 841) et PierreDelvolvé (« Sur la Constitution et l’économie. Dialogue avec Jean Peyrelevade », n° 146, 2014, p. 343)poursuivi par Guillaume Drago(« La liberté d’entreprendre », n° 150, 2015, p.395).
[162] Voy. R. Thaler, Misbehaving. The Making of Behavioral Economics, W. W. Norton & Company, 2015, et C. R. Sunstein, Simpler: The Future Of Governement, Simon & Schuster, 2013. La « nudge theory » ou « behaviorial economics » est encore défendue par les deux auteurs en tant « Libertarian Paternalism », American Economic Review, vol. 93, no. 2, May 2003, p. 175, et des mêmes auteurs encore, « Libertarian Paternalism Is Not an Oxymoron », The University of ChicagoLaw Review, vol. 70, 2003, p. 1159.
[163] C. R. Sunstein, R. Thaler, Nudge: Improving Decisions About Health, Wealth, and Happiness, Yale University Press, 2008.
[164] Voy. J.-Y. Chérot, « Constitution et économie », in D. Chagnollaud et M. Troper (dir.), Traité de droit constitutionnel, t. 3, 2012.
[165] On pense ici en particulier au projet d’introduction de « tribunaux privés d’arbitrage » dans les accords de libre-échange qui sera l’un des points d’achoppement de la négociation de l’accord entre l’UE et les Etats-Unis (TTIP).
[166] K. Tuori, « La Constitution économique parmi les Constitutions européennes », Revue Internationale de Droit Economique, 2011, n°4, t. XXI, p. 559-599.
[167] Il considère d’ailleurs que « Lochner était à Luxembourg dès le départ : en tant que gardien de la Constitution économique, la Cour de justice a toujours ressemblé davantage à la Cour de l’affaire Lochner qu’à la Cour qui a statué sur l’affaire Warren après la Deuxième Guerre mondiale. », ibid. p. 575-576. Voy. aussi Q. Slobodian, Globalists. The End of Empire and the Birth of Neoliberalism, Harvard University Press, 2018.
[168] Et de ce fait, contrairement à une constitution écrite qui aurait son origine dans les intérêts économiques de ses rédacteurs, l’interprétation de la « constitution économique » est obligatoirement conforme à celle-ci. Voy. D.J. Gerber, « Constitutionalizing The Economy: German Neo-liberalism, Competition Law and the ‘New Europ’ », American Journal of Comparative Law, 1994, vol. 25, pp. 44-45.
[169] J. Buchanan, « Why Do Constitutions Matter? » in N. Berggren, N. Karlson, J. Nergelius (éd.), Why Constitution Matter ? 2002, p. 12.
[170] Voy. supra.
[171] James Buchanan plaide pour une relativité axiologique des institutions. Voy. par ex. J. Buchanan, «The Constitution of Economie Policy», in Buchanan, James M., Economies: Between Moral Philosophy and Predictive Science, College Station, Texas A&M University Press, 1987, p. 303 (son discours prononcé lorsqu’il a reçu le prix de la Banque du Suez dit « Nobel d’économie » en 1986) ; J. Buchanan et G. Tullock, The Calculus of Consent, University of Michigan Press, Ann Arbor, 1962, ou encore, The Limits of Liberty. Between Anarchy and Leviathan, Chicago, University of Chicago Press, 1975.
[172] Voy. par ex. P. Jorion et V. Burnand-Galpin, « Inventer une Constitution pour l’économie ? », dans L. Fontaine (coord.), Lire les constitutions, L’Harmattan, 2019. Voy. aussi le phénomène constitutionnel pensé comme un moyen de limiter le pouvoir des entreprises, A. Lyon-Caen, J.-P. Robé et S. Vernac (dir.), Multinationals and the Constitutionalization of the World Power System, Routledge, 2016.
[173] C’est somme toute l’origine de l’ordo-libéralisme.
[174] Voy. Richard Posner dans un texte publié par le site internet Slate le 24 juin 2016 : « I see absolutely no value to a judge of spending decades, years, months, weeks, day, hours, minutes, or seconds studying the Constitution »
[175] Voy. par ex. les débats constitutionnels et l’écriture des constitutions en Amérique centrale et du sud depuis une trentaine d’année (cf. note 159 et, par ex. V. Robin-Azevedo, « La Constitution à l’épreuve du multiculturalisme en Amérique latine. Réflexions d’une anthropologue à partir des cas péruvien et bolivien » https://www.ledroitdelafontaine.fr/actes-de-la-journee-detude-sur-les-perceptions-extra-juridiques-de-la-constitution-partie-1/).
[176] G. Teubner, Constitutional fragments. Societal Constitutionalism and Globalization, Oxford University Press, 2012.
[177] Voy notamment Susan Strange, The Retreat of the State: The Diffusion of Power in the World Economy, Cambridge University Press, 1996.
[178] Par exemple, les autorités de régulation privées ou encore les systèmes légaux privés internationaux (tribunaux d’arbitrage), qui situés au-dessus des législations nationales, sont susceptibles de fournir aux investisseurs étrangers des droits supérieurs à ceux des citoyens nationaux.
[179] Voy. l’une des rares études : R. Goldwin (éd.), How capitalistic is the Constitution ?, American Enterprise Institute, Washington, 1982.