Avertissement
Ce texte paraîtra dans l’ouvrage dirigé par Emeric Nicolas et Jacqueline Guittard, Les narrations de la norme, éd. Mare et Martin, 2020, à la suite du colloque qu’ils ont organisé les 19 et 20 novembre 2019 à l’Université d’Amiens. Le texte proposé aujourd’hui est une version remaniée de la communication présentée oralement le 19 novembre 2019.
La stratégisation originelle de l’écriture (et de la réécriture) constitutionnelle
Que racontent les constitutions ? Ne disent-elles que ce qu’elles disent ? Peut-on, et même doit-on, lire au-delà des mots qu’elles rassemblent ? Paraphrasant un article de David A. Strauss paru dans la Harvard Law Review en 2015, on peut se demander si la constitution signifie ce qu’elle dit ?[1] Toutes ces questions impliquent des réponses qui intéressent la lecture, et donc l’interprétation des textes constitutionnels. Elles constituent, depuis les premiers textes constitutionnels de l’histoire, les enjeux de la plupart des pratiques politiques : il s’agit de savoir si, en vertu du texte de la constitution, telle ou telle autorité peut faire ou ne peut pas faire quelque chose, si un juge, confronté à une action ou inaction qu’il estime contraire au texte constitutionnel, peut effectivement en connaître et, l’empêcher, y mettre fin, ou prononcer une sanction. Ces enjeux pratiques sont eux-mêmes adossés à des enjeux théoriques posés par l’existence du texte constitutionnel. Se pose ainsi la question de savoir si le texte s’impose aux acteurs dans un sens originel qui s’impose ou qu’il faut découvrir. Sont interrogés l’espace d’interprétation du texte constitutionnel et la nature de l’acte d’interprétation. Désormais « classiques », ces interrogations n’en demeurent pas moins sans réponse commune, ni parmi les acteurs politiques, ni parmi les observateurs avertis. Si par exemple on adopte la théorie dite « réaliste de l’interprétation »[2], alors il faut convenir que le texte ne prend son sens que par le biais de son interprétation et qu’il n’y a donc théoriquement pas de mauvaise lecture, mais seulement des autorités en position de dire si telle ou telle lecture du texte est bonne ou mauvaise. Les difficultés liées au statut du texte posent enfin la question de son autorité, comparée à l’autorité d’autres phénomènes : en matière constitutionnelle, les pratiques – non textuelles – ont-elles une autorité supérieure, équivalente ou inférieure au texte ? Dire par exemple qu’il existe une constitution « matérielle », derrière, ou même à côté, de la constitution « formelle », c’est-à-dire à côté du texte, donne à la possible force propre d’une constitution écrite une certaine limite. S’il est possible d’admettre une constitutionnalité sans texte, l’intérêt de celui-ci s’en trouve amoindri, à moins qu’il existe des principes « au-dessus » de la constitutionnalité qui en règlent les principes et les modalités. La discussion est possiblement sans fin. La non finitude des interrogations liées au texte constitutionnel n’ébranle en rien cependant leur permanente récurrence, objets de leurs instrumenteurs : les questions posées et les réponses apportées par les organes politiques ou par les observateurs trahissent en effet toujours une ou des intentions spécifiques : il s’agit de pouvoir faire, de valider, d’empêcher, de sanctionner ou, plus prosaïquement, de dire quelque chose « en vertu », en dépit ou à propos du texte constitutionnel. A ce point, par l’ouverture infinie des questions et analyses, la lecture de la constitution paraît compter plus que son écriture, qui, par définition, présente un caractère fini et indiscutable : ce qui est littéralement écrit s’impose à tous comme ce qui est écrit, contrairement au sens à lui donner.
1. Pourquoi lire, et donc écrire une constitution ?
2. L’instrumentalisation constitutionnelle dénoncée
3. Constitutionnalisme d’origine et stratégies
4. Le registre instrumental mal assumé de la pensée constitutionnaliste
5. La faiblesse de la constitution politique sur le marché des stratégies sociétales contemporaines
1. Pourquoi lire, et donc écrire une constitution ?
Si donc la lecture du texte constitutionnel concentre les enjeux de la pratique politique et académique, on a de quoi s’étonner de ce qu’un très fameux juriste américain, Richard Posner, à la fois juge, professeur, figure majeure du courant Law and Economics et partisan d’une lecture économique de la constitution, ait déclaré en juin 2016 sur le site du magazine en ligne Slate, qu’il ne voyait « absolument aucun intérêt qu’aurait un juge à passer des décennies, des années, des mois, des semaines, des jours, des heures, des minutes ou des secondes à étudier la Constitution »[3]. Le fait que Richard Posner parle de la Constitution américaine, et pas de la constitution en général, n’est pas de nature à relativiser la portée de sa déclaration : au contraire même, puisqu’elle concerne un texte dont la valeur incantatoire est notoirement établie depuis des décennies, au-delà même du territoire américain. Même si elle représente une faute politique[4], la déclaration de Richard Posner ne tombe pas par hasard. La valeur incantatoire du texte constitutionnel américain est en effet l’une des illustrations les plus abouties de ce que l’existence d’une constitution écrite est devenue progressivement le curseur de l’acceptabilité d’une organisation politique donnée, désormais à l’échelle mondiale. Sauf exception reconnue – le Royaume-Uni notamment – l’écriture d’une constitution est la condition de l’entrée d’un régime dans le concert des nations démocratiques. Cela est visible sur le plan politique bien entendu, et cela a aussi structuré durablement le champ des études du « droit constitutionnel » : le constitutionnaliste est celui qui travaille à partir des constitutions écrites et, sauf exception, laisse derrière lui les périodes « non constitutionnelles », c’est-à-dire lorsqu’il n’y avait pas de texte constitutionnel mais seulement des pratiques politiques, même relativement stables et organisées. L’acte d’écriture des institutions politiques a changé la compréhension des constitutions et la valeur qu’on leur attribue. Or,en niant l’intérêt de la lecture du texte de la constitution, Richard Posner paraît nier la valeur de ce dernier dans le droit ou les normes « qui comptent », à l’inverse de ce qu’un autre membre du courant Law and economics, James Buchanan, avait affirmé, à savoir, pourquoi est-ce que les constitutions sont importantes[5].
L’intérêt porté par des économistes aux questions constitutionnelles s’apprécie à partir de ce que, depuis qu’elle s’écrit, la constitution n’est plus un donné mais un construit, qui poursuit un but donné à l’avance. Si le mot « constitution » a longtemps été le nom donné à l’agencement effectif du pouvoir, lorsque le récit constitutionnel se confondait alors avec le récit des faits[6], l’écriture des constitutions en a profondément changé la nature, en en faisant un récit réfléchi, préparé, fixé.
Il y a une intentionnalité manifeste de l’écriture de la constitution : jusqu’à présent, elle ne s’est jamais écrite selon les modalités du hasard, et c’est ce qui semble lui conférer une valeur particulière, un statut propre et distinct des pratiques politiques. Dans son célèbre Manuel de droit constitutionnel publié en 1949, Georges Vedel mettait une lumière sur la raison qui fait que l’on a écrit les premières constitutions : pour ne pas se résoudre à ce qu’une organisation politique ne s’édifie qu’à partir de ses propres pratiques, coutumières ou non d’ailleurs. Il plaidait alors contre la possibilité de reconnaitre la valeur des coutumes contraires au texte constitutionnel car alors, ce serait reconnaître que le droit constitutionnel puisse prendre « sa source autant dans les violations de la Constitution que dans les prescriptions de celle-ci »[7]. Georges Vedel pointait là un fait souvent dénoncé : même élaborée avec la rigueur d’un horloger, une constitution écrite peut être ignorée, et sa lecture être plus ou moins biaisée par les différentes interprétations qui pourront en être données, jusqu’à faire de l’écriture un acte secondaire. Le constitutionnaliste italien Constantino Mortati a d’ailleurs popularisé la distinction entre la constitution formelle – celle qui est écrite – et la constitution matérielle – celle qui découle plus franchement du récit des faits[8]. Elaborée à partir de l’exemple italien de l’après-guerre, cette distinction ne relève pas comme on le croit souvent d’une simple classification académique introduisant les étudiants de 1ère année au droit constitutionnel. Même si la constitution matérielle peut être présentée comme une lecture du texte constitutionnel, elle donne un support théorique et académique à l’idée que la pratique du texte peut ainsi le compléter, le concurrencer ou même l’ignorer, en s’en revendiquant tout de même, ou pas. Si donc l’on croit que le constitutionnalisme, c’est-à-dire le fait de penser les règles de l’organisation politique selon la logique de l’écrit en raison de ce que lui seul constituerait un support fiable pour la « surveillance » de l’action des autorités politiques, alors l’hypothèse d’une constitution matérielle est, comme le pensait Georges Vedel en 1949, le signe de sa défaite. Car le principe du constitutionnalisme est qu’on n’écrit pas les constitutions « pour rien ».
Les circonstances et les motifs de l’écriture constitutionnelle méritent en cela plus d’intérêt que celui qu’on lui accorde traditionnellement dans la « vie » des constitutions et des institutions qui semblent en tirer leur légitimité. Le mouvement d’écriture des constitutions depuis le XVIIIè siècle a permis que se forge une symbolique très forte à propos des constitutions : la garantie des droits, puis l’état de droit et la démocratie, sont ainsi des « valeurs » auxquelles un Etat se rattacherait s’il rallie l’idée constitutionnelle en écrivant une constitution dont le contenu affirme leur existence. En ce sens la doctrine constitutionnaliste elle-même se rattacherait à ces idéaux de la garantie des droits, de la démocratie et de l’état de droit. La symbolique fonctionne très bien – et est très bien entretenue – parce qu’elle instrumente, peut-être depuis toujours, une stratégie de la part des acteurs.
2. L’instrumentalisation constitutionnelle dénoncée
Les usages « instrumentaux » de la règle de droit, et notamment de la règle constitutionnelle, sont ainsi couramment pointés du doigt. Au plan intérieur, dans tous les pays sans doute où des voix d’opposition peuvent se faire entendre, il n’est pas rare de voir les opposants politiques parler d’instrumentalisation de la constitution par la majorité, comme d’ailleurs il est de moins en moins rare de trouver ce vocabulaire chez les observateurs académiques de la vie juridique et politique intérieure. A propos des multiples révisions de la Constitution française depuis son adoption en 1958, Dmitri Georges Lavroff en 2008 expose les deux thèmes contradictoires « administrés par le pouvoir politique et une partie de la doctrine » dans lesquels l’observateur doit se placer : le premier est la stabilité du régime qui est vantée, « le second est l’instrumentalisation de la Constitution par le pouvoir politique dont l’expression est le révisionnisme constitutionnel, qui veut donner l’impression de la nouveauté qui est justifiée par ce que l’on appelle souvent la nécessaire « modernisation » ou la « démocratisation » de la Constitution »[9].
Au plan international, les organisations d’Etat, les instances européennes spécialement, les Etats aussi, et la doctrine constitutionnaliste enfin, à des titres divers, « dénoncent » régulièrement les « instrumentalisations » de la constitution. Sans ambiguïté, Constanze Villar, dans une étude consacrée au discours constitutionnel est-allemand, indique que « associant texte et contexte, le discours constitutionnel instrumentalise le droit. Il vise à façonner, voire à changer la face et la forme d’une nation »[10]. Aujourd’hui sont spécialement visés en Europe des régimes tels que la Hongrie ou la Pologne. On peut à cet égard citer l’avis rendu par la Commission de Venise en 2013 à propos d’une 4ème révision de la constitution de la Hongrie (adoptée en 2011), qui comprend un paragraphe spécifiquement intitulé « instrumentalisation de la Constitution »[11]. Il est écrit dans l’avis rendu que « la Commission de Venise avait déjà exprimé sa préoccupation concernant le processus constituant en Hongrie » et qu’elle note « avec regret qu’il était impossible de trouver un consensus entre les forces politiques et au sein de la société en général pour assurer la légitimité de la constitution », impliquant que, en l’absence d’un tel consensus, la constitution ne peut être que l’instrument des acteurs qu’elle a promus. Si on la trouve à propos de la Pologne particulièrement aussi[12], la notion d’instrumentalisation de la constitution est aussi récurrente s’agissant des pays d’Afrique (à l’exemple de cet article de doctrine paru dans la revue Jus Politicum en 2013 au titre évocateur : « La Constitution et son instrumentalisation par les gouvernants des pays arabes ‘républicains’ : cas de la Tunisie, de l’Égypte et de l’Algérie »[13]), des pays d’Asie[14] ou d’Amérique latine[15], qui donc eux aussi « instrumentaliseraient » les Constitutions. Dans cette ligne, Tom Ginsburg, comparatiste américain renommé, et Alberto Simpser, professeur mexicain spécialisé dans le droit du développement, se demandent pourquoi, dans le cas des régimes autoritaires, on prend la peine d’écrire les constitutions[16]
Dans beaucoup de lieux où existent des textes constitutionnels, des textes qui formellement garantissent les droits et affirment l’idée démocratique, ces idéaux ne sont donc, comme on dit souvent, que « de façade »[17]. Mais il apparaît que leur affirmation par l’écriture constitutionnelle est nécessaire pour instituer la symbolique et assurer – localement et parfois internationalement – la légitimité des acteurs politiques : grâce à la symbolique méliorative du principe de l’écriture constitutionnelle, ils nourrissent des intentions et des stratégies qui lui sont à la fois étrangères et consubstantielles. Etrangères parce que le but réel des acteurs n’est pas celui induit par la symbolique constitutionnelle ; consubstantielles parce que l’écriture a toujours été pensée pour atteindre des objectifs fixés à l’avance, qu’elle y parvienne ou non. Cela signifie que, en dépit des idéaux portés par une partie de la littérature sur les constitutions, qu’elle relève ou non des spécialistes, l’écriture des constitutions ne peut en réalité être assimilée, ni même associée à ces idéaux autrement qu’au plan de la symbolique qu’elle génère dans l’histoire des idées. Chaque écriture – et réécriture – formelle, concrète, historique, est la mise en musique d’intentions et parfois de stratégies spécifiques aux hommes qui en sont les acteurs.
L’écriture d’une constitution est toujours stratégique, au sens où la stratégie est un « ensemble d’actions coordonnées, d’opérations habiles, de manœuvres en vue d’atteindre un but précis ». L’écriture d’une constitution ou d’une règle constitutionnelle, comme leur réécriture, répondent toujours à une ambition, et celle-ci n’est pas chaque fois la même ; au contraire, elle est substantiellement et chaque fois différente.
Dans l’idée des premiers rédacteurs de constitutions politiques au XVIIIè siècle, la constitution est ainsi une construction narrative dont l’ambition est de prendre acte ou de produire certains effets du point de vue de l’organisation du pouvoir. Une constitution n’est en soi ni démocratique, ni garante de l’état de droit ni quoi que ce soit d’autre : elle est constitution seulement parce qu’elle se présente comme une organisation du pouvoir au sein d’une organisation sociale déterminée, pour servir, en fonction des circonstances, un but en général fixé à l’avance. L’affirmation co-existante des « grands idéaux révolutionnaires » (la liberté, la séparation des pouvoirs et la garantie des droits), et de ceux qui s’y sont ajoutés (la démocratie et l’état de droit), en même temps que se poursuivait le mouvement d’écriture des constitutions à travers le monde, a nourri un imaginaire symbolique facilitant la mise en œuvre des stratégies suivies par les constituants. Le récit qui fait les constitutions écrites être telles, est le support d’une organisation qui les dépasse : dans le récit constitutionnel doit ainsi se lire quelque chose qui ne se limite pas à la compréhension des mécanismes institutionnels et réglés qu’elle organise.
En réfléchissant à ce caractère originellement stratégique de l’écriture des constitutions, on peutchercher à savoir ce que disent et racontent vraiment les constitutions, et ainsi ne pas se raconter trop d’histoires à propos de l’écriture des constitutions : le récit constitutionnel est instrumental dans son principe même, comme il l’est dans son contenu, dans sa lecture, ou sa non lecture. Chaque cas constitutionnel de l’histoire et dans le monde peut être analysé au regard de ce fait.
3. Constitutionnalisme d’origine et stratégies
Trois exemples peuvent être avancés au titre de la stratégisation originelle de l’écriture – et de la réécriture constitutionnelle : l’un qui n’a globalement pas été pris au sérieux jusqu’ici ; un autre qui au contraire a toujours été repéré comme un exemple d’instrumentalisation-stratégisation de l’écriture constitutionnelle ; et un autre enfin, l’un des exemples les plus aboutis du caractère supposé « vertueux » d’une manière trop légèrement assumée d’instrumentaliser l’écriture d’une constitution. Dans l’ordre donc, la rédaction de la constitution américaine en 1786, la rédaction des constitutions soviétiques au XXè siècle, et la rédaction des constitutions de l’Europe de l’Est à partir de 1989 dans l’ère post-communiste.
* La rédaction de la Constitution Américaine de 1787
En 1913, un historien devenu iconique aux Etats-Unis, Charles Austin-Beard, publie un ouvrage intitulé An Economic Interpretation of the Constitution of the United States. Non juriste, sa thèse est néanmoins encore connue aujourd’hui de tous les constitutionnalistes américains contemporains, en dépit du fait que dans l’ensemble ils la rejettent comme susceptible de faire évoluer les analyses du droit constitutionnel[18].
Sa thèse est relativement simple : en bon réaliste, Beard estime que toutes sortes d’abstractions vagues dominent la pensée juridique[19] et que, pour en sortir, il est nécessaire de se pencher sur la réalité du travail qui a été réalisé par les auteurs de la constitution lorsqu’ils la rédigèrent : parmi leurs motivations figuraient celles économiques qui, prétend Beard, ont joué un rôle tel qu’elles permettent d’étayer une possible interprétation économique du texte. Il faut dire que Beard croit d’une manière générale au lien indissoluble entre droit et économie : La plupart du droit, dit-il, a un rapport avec les relations de propriété[20].
Si les méthodes employées et le corpus de données dont il disposait en 1913 ont depuis lors fait l’objet de réfutations et de réhabilitations successives, son idée paraît en fin de compte particulièrement sérieuse. Et il l l’étaye beaucoup à partir des écrits de l’un des « pères de la constitution », James Madison, dont il fera ressortir pour la postérité son fameux « n°10 », à savoir l’un des écrits constituant la doctrine dite du « fédéraliste ». D’une manière générale, Charles Austin Beard met en avant l’opposition franche entre partisans du maintien d’un système confédéral et partisans de la construction d’un système fédéral, qui se cristallise assez nettement dans la différence d’économie des différents Etats et dans les types de propriété détenues par les membres de la convention constituante : traditionnelle, foncière et agricole pour les partisans de la confédération, capitalistique et industrielle pour les partisans du système fédéral. Il s’agissait de faire en sorte que les intérêts spécifiques des premiers ne puissent permettre d’entraver le développement des seconds. La Constitution devait donc servir à cela, à éviter la « tyrannie des petits ».
Si la question du gouvernement populaire est essentielle dans les discussions des constituants, elle peut être interprétée selon Beard à partir des intentions tangibles des constituants, à savoir protéger des intérêts économiques déterminés d’une possible atteinte par les titulaires d’intérêts distincts ou contraires, comme cela semble ressortir de ce célèbre passage du « n°10 » de Madison :
Quand une faction forme une minorité, le remède est fourni par le principe républicain qui permet à la majorité de vaincre ses sinistres projets par un vote régulier. Une telle faction peut entraver l’administration, elle peut ébranler la société, mais elle sera incapable d’exécuter et de camoufler sa violence sous les formes de la Constitution. Quand une faction constitue une majorité, la forme du gouvernement populaire lui permet de sacrifier à sa passion ou à son intérêt dominant à la fois le bien public et les droits des autres citoyens. Protéger le bien public et les droits privés contre le danger d’une telle faction, et dans le même temps préserver l’esprit et la forme du gouvernement populaire, tel est le grand objet de nos recherches. Laissez-moi ajouter que c’est une telle recherche qui peut permettre de délivrer cette forme de gouvernement de l’infamie où elle est si longtemps restée, et lui assurer l’estime et l’adoption du genre humain.[21]
* L’écriture des constitutions soviétiques
Dans un article séminal[22], Slobodan Milacic a très bien montré comment la constitution soviétique de 1977 contenait 3 discours différents et parallèles, illustrant l’intentionnalité très claire des constituants, à partir du recours à la symbolique construite depuis des décennies par le monde occidental sur l’écriture constitutionnelle : « 3 clientèles, 3 types de motivation, 3 discours différents », relève Slobodan Milacic, dans une même constitution. Il y analyse en premier lieu le discours au monde occidental, implicite et suggestif, et en quelque sorte légitimant : le principe même de l’écriture de la constitution ainsi que les références à la démocratie manifestent l’adhésion implicite au registre constitutionaliste occidental. Est en second lieu analysé le discours au monde socialiste, qui lui est explicite et directif, et qui correspond plus à ce qui effectivement inscrit dans la Constitution. Est enfin identifié un discours au tiers-monde, en tant que le régime soviétique, légitimé de plusieurs points de vue, est destiné à constituer ainsi un modèle discursif à partir duquel réfléchir l’économie et la justice sociale.
Ce sont donc tant le principe de l’écriture que ce qui est écrit qui peuvent s’entendre comme relevant d’une stratégie, politique sans doute, mais parfois aussi géo-stratégique ou économique. Ainsi que le souligne Brigitte Vincent à propos de l’analyse de Slobodan Milacic, la mise en lumière de la « fonction idéologique » de la constitution opérée « devient un paramètre d’analyse des régimes politiques »[23], et cela permet de ne pas se tenir à distance des réalités qui génèrent et font vivre le phénomène constitutionnel, qui n’est donc pas la simple application d’un idéal libéral chaque fois à l’œuvre. Au contraire, l’écriture des constitutions visent toujours à remplir une ou des fonctions déterminées pour le territoire, le moment et les populations auxquelles elles sont rattachées.
* L’écriture des constitutions des pays du « nouvel » Est européen à partir de 1989
Il n’est pas tant remarquable que la prise d’indépendance de l’ensemble des pays qui étaient jusque-là rattachés à la souveraineté ou à l’influence de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques, se soient toutes accompagnées de l’élaboration de nouvelles constitutions, que le fait que celle-ci a été assistée de très près par les pays et les représentants de l’Europe de l’Ouest, ainsi que des Etats-Unis. Si la présence forte de l’Ouest aux côtés des nouvelles forces de l’Est traduit un espoir d’absorber une partie de l’influence perdue du système communiste, le « biais » de l’écriture constitutionnelle n’est pas anodin. Depuis les débuts des constructions européennes – celle économique issue du traité de Rome de 1957 et celle de la démocratie et des droits de l’homme issu du traité de Paris de 1949, les prescriptions « communes » en matière constitutionnelle ont fait florès, que les fameux critères de Copenhague de 1993 ont mis en lumière une première fois, suivis de la Déclaration de Vienne du Conseil de l’Europe également en 2013. L’affirmation des principes de la démocratie et de l’état de droit par la constitution y est présentée comme une garantie d’appartenance au groupe des démocraties libérales et un laisser-passer pour rejoindre leur groupement au sein des communautés européennes devenues Union européenne en 1992 et au sein du Conseil de l’Europe. C’est ainsi que, pour favoriser cette jonction, le recours quasi-généralisé aux experts en « ingénierie constitutionnelle européenne », ceux que le politiste Renaud Dorandeu a appelé les « pèlerins constitutionnels »[24] car dispensateurs de la bonne parole constitutionnelle, a permis la fabrication de constitutions à l’image des attentes des instances européennes. Pour les pays entrants, il fallait donc montrer patte blanche constitutionnelle. Pour chacun des pays concernés, l’écriture de la constitution avait donc en premier lieu pour objectif déterminé de correspondre aux standards fixés par l’Europe de l’Ouest afin de prétendre légitimement à une entrée dans les organisations européennes.
Parmi les constitutions adoptées, l’exemple de la Roumanie est topique, parce qu’elle a été contrainte d’introduire dans sa constitution déjà rédigée et adoptée une nouvelle disposition destinée à rassurer l’Union Européenne qui l’était insuffisamment par la première version.
Si la Roumanie avait inscrit dans sa constitution son attachement aux normes internationales des droits de l’homme[25], elle a dû, dans le cadre d’un dialogue informel avec l’union européenne, spécifiquement montrer son attachement même à sa propre constitution en introduisant une disposition initialement non prévue sur la suprématie même de la Constitution : l’article 51 intitulé « le respect de la constitution et des lois » indique donc simplement et sobrement que « le respect de la Constitution, de sa suprématie et des lois est obligatoire. » La Roumanie a par ailleurs mis en place les « pré-requis constitutionnels » de l’Europe de l’Ouest en instituant une cour constitutionnelle aux compétences énoncées dans la constitution (article 144), une institution de conciliation et de défense des droits fondamentaux (chapitre IV) et en énonçant substantiellement les « droits, libertés et devoirs fondamentaux » (Titre II), dans une forme plus « parfaite » même que les constitutions de l’Ouest.
Les trois exemples de la rédaction de la constitution américaine, de l’écriture de la constitution soviétique de 1977 et de l’élaboration « sous assistance » des constitutions des pays de l’Europe de l’Est dans les années 1990 et au début des années 2000, permettent d’introduire à l’idée du caractère structurellement instrumental du récit constitutionnel, et de ne pas faussement s’étonner de ce qu’ici ou là on « instrumentalise » la constitution, puisque c’est le principe même de l’écriture constitutionnelle. Parler de l’instrumentalisation de la constitution comme d’une chose négative n’a donc pas de véritable sens ni de pertinence puisqu’il ne peut en être autrement, mais empêche très certainement de réfléchir à cette question avec profit.
4. Le registre instrumental mal assumé de la pensée constitutionnaliste
La référence à l’usage instrumental de la constitution a une connotation très clairement péjorative qui peut d’autant plus étonner que, depuis toujours, les constituants, les politiques et les constitutionnalistes sont en réalité au fait de la problématique : c’est la raison même pour laquelle ils posent la question devenue classique de savoir « à quoi sert une constitution ? ». On trouve déjà cette question chezJean de Dieu-Raymond de Boisgelin de Cucé, dans son ouvrage Considérations sur la paix publique adressées aux chefs de la Révolution[26] : « Mais à quoi servent les préliminaires de la loi, à quoi sert la constitution toute entière ; s’il n’y a point de loi. Qu’importe que la constitution soit acceptée, si le défaut d’une sanction libre fait qu’il n’y a point de loi ».
Plus récemment, à propos de la conception de la hiérarchie des normes par le conseil d’Etat français, Pierre Brunet se demande lui aussi à quoi sert la constitution sur le mode suivant[27] : « les « exigences inhérentes à la hiérarchie des normes » qui découlent de l’article 55 de la Constitution justifient que l’on écarte une loi contraire à un texte international, mais non l’application d’une loi contraire à la Constitution elle-même. Il ne suffit donc pas à une constitution d’être telle pour prévaloir sur la loi, encore faut-il qu’elle contienne en son sein une disposition posant en principe sa propre supériorité sur celle des lois. Mais alors à quoi sert une constitution dont on assure pourtant la primauté à l’aide d’un contrôle de constitutionnalité ? »
On retrouve la question formulée dans le titre de cette étude du constitutionnaliste et homme politique belge, Francis Delpérée : « La Constitution, pour quoi faire ? », tirée d’une leçon inaugurale faite à Louvain sur une chaire qu’il a consacrée au bon usage de la Constitution[28], comme on la retrouve dans un ouvrage récent co-dirigé par Jordane Arletaz et Julien Bonnet où figure un paragraphe consacré à ce thème[29].
Symbole d’une supposée victoire du constitutionnalisme, allant de pair avec la fin de l’histoire annoncée avec la chute du mur de Berlin, la Commission de Venise instituée en 1990 par le conseil de l’Europe dans le but de fournir aux Etats issus de l’éclatement du bloc soviétique une assistance constitutionnelle, a elle aussi posé très tôt le caractère instrumental de la constitution en organisant, dès 1992, un séminaire intitulé « Le processus constitutionnel, instrument pour la transition démocratique », dont les actes ont ensuite été publiés sous le même titre dans la collection du conseil de l’Europe « Science et technique de la démocratie »[30].
Dans le discours de la commission de Venise et de la plupart des instances européennes et étatiques en Europe, l’écriture d’une constitution est l’instrument spécifiquement destiné à réaliser et garantir la démocratie et l’état de droit. Mais la réalité est qu’elle a toujours été et peut toujours être l’instrument d’autre chose, puisque, simplement, elle est un instrument. L’avis cité plus haut sur la révision de la constitution hongroise pointe l’instrumentalisation de la constitution par la Hongrie là où plus tôt elle n’avait pas renié ce caractère.
Le professeur norvégien de droit constitutionnel Eivind Smith pose d’ailleurs très clairement le principe de la constitution comme instrument du changement, en intitulant ainsi un ouvrage qu’il a coordonné en 2003[31]. De son côté, le professeur américain Cass R. Sunstein, représentant d’une pensée juridique contemporaine en vogue associant le droit constitutionnel et politique à l’analyse économique du droit, envisage explicitement la Constitution comme – littéralement – une « stratégie de pré-engagement », a precommitment strategy[32], un terme dérivé du vocabulaire militaire et qui désigne la stratégie qu’un agent peut utiliser pour restreindre le nombre de choix possible à faire au moment de l’action. John Elster à partir de l’épisode d’Ulysse et les sirènes[33], avait auparavant mis en avant la structure imparfaite sur laquelle repose tout l’édifice politique : Ulysse a préparé des boules de cire pour ne pas que l’équipage entende les sirènes et se fait attacher au mat avec l’ordre donné de ne pas le détacher en dépit de ses supplications, de fait inentendables par les marins. Selon Sunstein, cette stratégie d’Ulysse est donc celle qui est destinée à être répétée dans l’élaboration de la constitution pour parvenir à des fins concrètes revendiquées de parfaire la démocratie. Ainsi dit-il que « La stratégie de pré-engagement permet au peuple de garantir les procédés démocratiques contre les risques de leurs mauvais jugements, à raison notamment des phénomènes d’agrégation d’intérêts particuliers »[34].
Le registre instrumental n’est donc pas le privilège des pays qui seraient « illibéraux », non démocratiques ou despotiques : le droit d’une manière générale et le droit constitutionnel en particulier, sont pensés à partir de ce registre, dans une optique parfaitement libérale et sous la bannière de la démocratie. Le fait est qu’une partie de la littérature constitutionnaliste pense qu’il y a une bonne et une mauvaise instrumentalisation, sans assumer explicitement le caractère originellement instrumental de la constitution, ni finalement la normativité de la démarche qui consiste à qualifier ou à disqualifier des textes et des pratiques[35].
Si au cas par cas on ne trouvera certainement pas un constitutionaliste pour nier qu’il existe de bonnes et de mauvaises constitutions, ça ne les conduit toutefois presque jamais à tirer les conséquences de ce constat en termes d’instrumentalité structurelle de l’appareil constitutionnel.
5. La faiblesse de la constitution politique sur le marché des stratégies sociétales contemporaines
Il y a aujourd’hui matière à faire plus que « dénoncer » l’instrumentalisation de la Constitution, ici ou là. On peut trouver deux avantages à voir la constitution comme un instrument qu’elle est – quand bien même on voudrait qu’elle ne le fût ou ne le soit pas : d’abord celui d’être plus attentif à ce qui se passe avec les usages de l’écriture, de la réécriture, et de la lecture de la constitution, dans tout pays qui en dispose d’une. Cela permettrait par exemple de s’apercevoir de ce que dans les pays occidentaux aujourd’hui, on ne peut prend pas ou plus vraiment au sérieux le droit constitutionnel[36]. Dans la période de crise sanitaire vécue au niveau mondial en 2020, la doctrine peut ainsi s’inquiéter des dérives autoritaires du détricotage du droit constitutionnel et du droit en général dans certains pays (en Europe la Hongrie encore, ou la Bulgarie, mais aussi et encore la Chine)[37], mais elle est moins vigilante pour s’inquiéter de la succession des événements juridiques en pays traditionnellement constitutionnalisés[38]. L’ignorance du texte constitutionnel qui y semble « facile » peut mettre la puce à l’oreille[39], et confirmer l’autre avantage qu’il y a à voir la constitution comme un instrument qu’elle est, celui d’interroger, à chaque moment historique, et singulièrement pour la période contemporaine, sa pertinencepar rapport à d’autres outils pour réaliser les mêmes fins ou d’autres fins. En effet, il n’est pas anodin aujourd’hui de s’apercevoir que le récit constitutionnel politique est de plus en plus couramment considéré comme une source faible ou, tout simplement comme n’étant plus une source du tout pour analyser la société politique et économique. On parle de « constitution », de normes constitutionnelles et de constitutionnalisme à propos de phénomènes normatifs qui n’ont que peu à voir avec l’écriture d’un texte constitutionnel politique ayant vocation à rassembler un ensemble d’individus sous la bannière d’une seule communauté. Au lieu de cela, des règles de fonctionnement du marché (la lex mercatoria), des grandes entreprises qui créent des cours suprêmes pour y faire appliquer leurs lois, des constitutions, c’est-à-dire des règles constitutives, dans toutes communautés économiques, sociales ou même de loisir. Le vocabulaire de la « constitutionnalité » s’est diffusé partout. Cette normativité nouvelle et/ou parallèle est valorisée par les théories très en vogue du constitutionnalisme global et du constitutionnalisme sociétal qui mettent toutes deux en avant l’affaiblissement de la croyance dans les vertus des constitutions politiques nationales au profit d’autres origines et espaces de normativités : soit il s’agit, dans le cas du constitutionnalisme global, de penser la norme constitutionnelle au niveau supra national et de la détacher de l’Etat ; soit il s’agit, dans le cas du constitutionnalisme sociétal, de faire valoir une normativité locale, signe de la société fragmentée entre plusieurs groupes professionnels et sociaux qui ainsi chacun produiraient leurs propres règles constitutionnelles. C’est par exemple ce que propose le juriste allemand Gunther Teubner dans ses fragments constitutionnels parus en 2017[40]. Les acteurs économiques participent des deux mouvements en construisant un ordre constitutionnel économique global, aperçu par certains juristes qui tout à la fois observent et y semblent globalement favorables, comme à travers cet ouvrage publié en 2016 sous la direction d’Antoine Lyon-Caen, Jean-Philippe Robé et Stéphane Vernac, Multinationals and the Constitutionalization of the World Power System[41]. Dans tous les cas, ce qui est proposé comme relevant du « constitutionnalisme » est sans rapport avec les constitutions politiques, c’est-à-dire sans rapport avec les documents qui ont vocation à organiser l’exercice du pouvoir dit politique. Il est intéressant de signaler à cet égard que le registre de la constitution et du constitutionnalisme est du même coup complètement réinvesti par des juristes qui, au départ, n’en sont pas les experts : Gunther Teubner est à l’origine un professeur de droit civil et un théoricien du droit, Antoine Lyon-Caen et Stéphane Vernac sont des spécialistes de droit du travail, et Jean-Philippe Robé un avocat associé dans un cabinet d’affaires et ayant fait une thèse de science politique. Le constitutionnalisme « à la portée de « tous », sans spécificité, sans garanties.
Cela fait que l’on peut dire que, alors que les constitutions politiques formelles paraissent finalement jouer aujourd’hui un rôle de plus en plus secondaire dans le déroulé effectif des sociétés politiques – comme le renouvellement incessant des dits « états d’exception » l’illustrent depuis trois décennie – la démarche qui consiste à continuer d’appeler « droit constitutionnel » – ce qui dérive des constitutions politiques formelles, relève d’une forme d’aveuglement qui a des conséquences. Pendant que l’on étudie « ce » droit constitutionnel, les différentes composantes sociales et économiques tissent leurs propres normes constitutionnelles, non pas à l’abri des regards, mais avec un regard biaisé. En ne cessant pas d’orienter le regard vers le seul récit constitutionnel politique « formel », et en pointant du doigt son instrumentalisation, les instances européennes, une partie de la doctrine constitutionnaliste et les organes politiques – qui ont eux-mêmes et très précisément instrumentalisé l’écriture et la réécriture de la constitution à des fins de pure géopolitique – ont certainement ainsi contribué à en faire l’alibi stratégique d’une histoire constitutionnelle réelle qui se passe en dehors du texte constitutionnel.
*
L’existence d’une constitution comme curseur de l’acceptabilité politique a certes des conséquences tout à fait tangibles et identifiables : à la condition de ne pas être incompréhensible et d’être en vigueur, la constitution a une valeur authentiquement institutive ; sauf exception, elle institue les organes dont elle règle la désignation et auxquels elle attribue des pouvoirs, qui sont effectivement les organes que l’on retrouve en pratique. Mais, les fins poursuivies à l’origine par l’instrument constitutionnel ne peuvent pas être simplement ou seulement ramenées à l’organisation d’un pouvoir démocratique : il n’y a pas de rapport nécessaire entre la fin démocratique et l’écriture ou la réécriture constitutionnelles. La constitution est susceptible de remplir tous types d’objectifs – y compris autoritaires – et pas nécessairement la séparation des pouvoirs, la démocratie ou la garantie des droits.
On ne s’étonnera donc pas de voir prospérer aujourd’hui des théories qui se posent en surplomb de l’écriture constitutionnelle politique, mais dans une continuité presque parfaite en la mettant en rapport avec les fins poursuivies par un biais purement instrumental, à l’image de la théorie comportementaliste incarnée par les « nudges » appliqués au droit constitutionnel[42], ou de la théorie militaire et managériale qui voit les constitutions comme des « precommitment strategies »[43]. Puisqu’il s’agit surtout de faire, tous les moyens sont envisagés qui ont tôt fait de mettre la constitution traditionnelle « hors circuit ». La constitution fixe-t-elle un cadre, qu’il s’agit en réalité d’adapter la règle aux objectifs que l’on poursuit à un moment donné. Si la constitution politique ne le permet pas, on passe à autre chose, ailleurs, autrement.
En 2016, un astrophysicien
vedette aux Etats-Unis, Neil deGrasse Tyson, a publié un tweet dans lequel il invite à la création d’un nouveau pays, Rationalia, dans lequel la constitution
tiendrait en une ligne : « Toute politique doit être fondée sur le
poids de la preuve » (All policy
shall be based on the weight of evidence)[44]. A
contre-courant du phénomène d’inflation normative, et par l’élection d’un seul
méta-principe auto-suffisant, l’écriture et la narration constitutionnelle seraient
réduites à leur plus simple expression. Si une constitution apparaît encore
nécessaire pour formuler ce qui pourrait être qualifié de « méta-principe »,
elle ne l’est qu’autant qu’elle permettrait de remplir la fonction de lui
donner plein effet. Dans l’histoire des idées et des trajectoires des sociétés
politiques, les constitutions formelles
sont l’objet des stratégies des acteurs du moment. Certes il existe un
certain continuum, qui oblige les uns et les autres à tenir compte d’un
ensemble de contraintes dans l’écriture constitutionnelle : ce continuum a
jusqu’à présent permis à la symbolique de perdurer, et à la stratégisation de
l’écriture et de la réécriture d’opérer chaque fois. Mais il est patent
aujourd’hui que la symbolique apparaisse de plus en plus comme étant nulle et
de non effet.
[1] David A. Strauss, Foreword: Does the constitution mean what it says ?, Harvard Law Review, vol. 129, 2015, « The Suprem Court 2014 Term », p. 2.
[2] Voy. par ex. Michel Troper, « Le réalisme et le juge constitutionnel », Les Cahiers du Conseil constitutionnel, 2007, n° 22, en ligne.
[3] Richard Posner : I see absolutely no value to a judge of spending decades, years, months, weeks, day, hours, minutes, or seconds studying the Constitution, « Law school professors need more practical experience », www.slate.com, 24 juin 2016.
[4] Il a d’ailleurs présenté des excuses pour cette phrase sur le même site quelques semaines plus tard.
[5] Buchanan, « Why do Constitution Matter ? in N. Berggren, N. Karlson & J. Nergelius (eds.), Why Constitutions Matter ? 2012, p. 12.
[6] Depuis l’antiquité de nombreux auteurs ont ainsi pu décrire « des constitutions » en fonction du type de régime à l’œuvre dans un lieu donné : de la tyrannie à l’oligarchie en passant par la démocratie, (d’ailleurs longtemps considéré comme un mauvais régime. Par ex. Aristote, La Politique (IVè s. av. J.-C.), et voy. Jacqueline de Romilly, « Le classement des Constitutions de Hérodote à Aristote », Revue des Etudes grecques, 1959.
[7] Georges Vedel, Manuel de droit constitutionnel, Sirey, 1949, p. 121.
[8] Costantino Mortati, La costituzione in senso materiale, Giuffré, 1940.
[9] Dmitri Georges Lavroff, « De l’abus des réformes : réflexions sur le révisionnisme constitutionnel », Revue Française de Droit Constitutionnel, 2008, n° 5.
[10] Constanze Villar, « L’instrumentalisation idéologique du droit : une analyse du discours constitutionnel allemand », Politéia 2004, n° 6.
[11] Commission Européenne pour la Démocratie par le Droit, Avis sur le quatrième amendement à la loi fondamentale de la Hongrie, avis 720/2013, adopté les 14-15 juin 2013, en ligne, https://www.venice.coe.int/webforms/documents/default.aspx?pdffile=CDL-AD(2013)012-f.
[12] Par ex. Leszek Garlicki, « Pologne », Annuaire international de justice constitutionnelle, 2017, p. 897.
[13] Abderrachid Abdessemed, « La Constitution et son instrumentalisation par les gouvernants des pays arabes « républicains » : cas de la Tunisie, de l’Égypte et de l’Algérie », Jus Politicum, n°9 (2013), en ligne, http://juspoliticum.com/article/La-Constitution-et-son-instrumentalisation-par-les-gouvernants-des-pays-arabes-republicains-cas-de-la-Tunisie-de-l-Egypte-et-de-l-Algerie-709.html.
[14] On peut citer ce cas thaïlandais où un groupe de professeurs (dénommé « Nitirat », sous-titré « Law for the People ») s’est constitué et s’est donné comme objectif notamment de « créer une véritable idéologie de l’Etat de droit en Thaïlande et contribuer à réformer en profondeur la vie politique thaïlandaise ». A l’origine du groupement, le constat que « « Nous étions parvenus au constat commun que les décisions rendues par les juges constitutionnels après le 19 septembre 2006 avaient finalement abouti à valider le coup d’Etat et toutes les normes juridiques qui ont été adoptées par le pouvoir issu de ce coup d’Etat. Il s’agit d’une situation d’instrumentalisation du droit à des fins politiques.Nous critiquions dans nos commentaires de jurisprudence cette réalité, mais nous étions impuissants face à cela. » Voyez aussi https://lepetitjournal.com/bangkok/piyabutr-saengkanokkul-membre-du-groupe-controverse-nitirat-61401.
[15] Par ex. Guy Mazet, « L’introduction de la modernité dans les Constitutions d’Amérique latine », dans Jean-René Garcia, Denis Rolland, Patrice Vermeren (dir.), Les Amériques, des constitutions aux démocraties, Maison des sciences de l’homme, 2015, p. 315, en ligne, https://books.openedition.org/editionsmsh/10649?lang=en.
[16] « The final fundamental question with which the study of autharitarian constitutions must grapple is: Why are constitutions written ? », Tom Ginsburg et Alberto Simpser (eds.) Constitution in authoritarian regimes, Cambridge University Press, 2013, p. 12.
[17] Voy. par ex. G. Sartori, « Constitutionalism: A Preliminary Discussion », American Political Science Review, 1962, p. 867. Le terme de « sham constitutions » est aussi employé, voy. par ex. D. Law et M. Vertseeg, « Sham Constitutions », California Law Review, 2013, p. 863, ou encore celui de « constitutions sans constitutionnalismes », T. Groppi, « Costituzioni senza costitutionalismo ? La codificazione dei diritti in Asia agli inizi del XXI secolo », Politica del diritto, 2006, p. 187. On parle aussi de constitutionnalisme « abusif », voy. David Landau, « Abusive constitutionalism » (2013), 47, U.C.Davis Law Review., p. 189.
[18] Voy. sur cet ouvrage mon étude co-écrite avec Violaine Delteil, « Sur l’empreinte économique de la Constitution américaine, lecture croisée de Charles Beard », à paraître dans L. Fontaine (coord.), Capitalisme, libéralisme et constitutionnalisme, Mare et Martin, 2020. L’ouvrage de Charles Austin Beard – ainsi que la thèse qu’il y défend – traduit en français en 1987 seulement, reste assez largement inconnu sur le territoire européen.
[19] « All sorts of vague abstractions dominate most of the thinking that is done in the field of law », Charles A. Beard, An Economic Interpretation of the Constitution of the United States, Mac Millan ed., 1913, p. 8 (les références aux pages de l’ouvrage sont ici faites dans le corps même du texte et à partir de l’édition électronique proposée par Gary Edwards en 2001 : http://people.tamu.edu/~b-wood/GovtEcon/Beard.pdf)
[20] « Most of the law, dit-il, (…) is concerned with the property relations of men », ibid. p. 12.
[21] Publius-Madison, Fédéraliste n°10, 22 novembre 1787, texte original traduit par David Mongouin pour Jus Politicum, n° 8 (en ligne).
[22] Slobodan Milacic, « La constitution soviétique du 7 octobre 1977 comme discours de politique internationale : de la constitution comme soutien idéologique de la stratégie internationale de l’URSS », dans L’Union Soviétique dans les Relations internationales, Economica, 1982, p. 129 et s.
[23] Brigitte Vincent, « Et la Fonction idéologique des Constitutions ? » dans, Démocratie et Liberté, Mélanges offerts à Slobodan Milacic, Bruylant 2008.
[24] Renaud Dorandeu, « Les Pélerins constitutionnels », dans Yves Mény (dir.), Les politiques de mimétisme institutionnel, la greffe et le rejet, 1993.
[25] Article 20 de la constitution de 1991 : « (1) Les dispositions constitutionnelles relatives aux droits et libertés des citoyens seront interprétées et appliquées en concordance avec la Déclaration universelle des Droits de l’Homme et avec les pactes et les autres traités auxquels la Roumanie est partie.
(2) En cas de non concordance entre les pactes et les traités portant sur les droits fondamentaux de l’homme, auxquels la Roumanie est partie, et les lois internes, les règles internationales ont la primauté. »
[26] Jean de Dieu-Raymond de Boisgelin de Cucé, Considérations sur la paix publique adressées aux chefs de la Révolution , (S. l.,) : chez tous les marchands de nouveautés, 1791, p. 27.
[27] Pierre Brunet, « Que reste-t-il de la volonté générale, Sur les nouvelles fictions du droit constitutionnel français », Pouvoirs, 2005, n°114.
[28] Publiée dans la Revue Belge de Droit Constitutionnel, 1994.
[29] Julien Bonnet, Jordane Arlettaz (dir.), Pouvoirs et démocratie en France, CRDP de Montpellier, 2012.
[30] Conseil de l’Europe, Le processus constitutionnel, instrument pour la transition démocratique, Actes, Commission de Venise, coll. Sciences et techniques de la démocratie, 1993.
[31] Eivind Smith (dir.), The Constitution as an instrument of change, SNS Förlag, 2003.
[32] Cass R. Sunstein, Designing Democracy. What constitutions do, Oxford University press, 2001, p. 96.
[33] John Elster, Ulysses and the Sirens: A theory of imperfect rationality, Information (International Social Science Council), Volume: 16,1977 ; Ulysses and the Sirens, Cambridge University Press,1979 ; Ulysses unbound: studies in rationality, precommitment, and constraints, Cambridge University Press, 2000.
[34] The precommitment strategy permits the people to protect democratic processes against their own potential excesses of misjudgements, sometimes associated with group polarization », Ibid. p.97.
[35] Il apparaît que les constitutionnalistes anglo-saxons toutefois, américains notamment, qui, comme les européens, ont été très présents lors de la rédaction des constitutions des pays de l’Europe de l’est, ont beaucoup moins de difficultés avec cette démarche qu’ils identifient clairement. Par exemple, Cass R. Sunstein dont j’ai parlé plus haut, explique très explicitement qu’il y a de bonnes et de mauvaises constitutions – sans donc dénier ce caractère aux secondes – et clarifie son intention en disant qu’elle n’est pas « descriptive » mais bien « normative », dans Designing Democracy, What Constitutions do, Oxford University Press, 2001, note 4 du chapitre 4, je traduis.
[36] Lauréline Fontaine, « La (dé)raison du droit constitutionnel contemporain. Eléments pour un bilan », in Mélanges en l’honneur du professeur Dominique Rousseau. Constitution. Justice. Démocratie, éd. LGDJ-Lextenso, à paraître, novembre 2020 (texte en ligne : https://www.ledroitdelafontaine.fr/la-deraison-du-droit-constitutionnel-contemporain-elements-pour-un-bilan/)
[37] Cristiano Paixão & Juliano Zaiden Benvindo, « Constitutional Dismemberment’ and Strategic Deconstitutionalization in Times of Crisis: Beyond Emergency Powers », International Journal of Constitutional Law Blog, Apr. 24, 2020, en ligne, http://www.iconnectblog.com/2020/04/constitutional-dismemberment-and-strategic-deconstitutionalization-in-times-of-crisis-beyond-emergency-powers/
[38] Entre le 23 mars et le 22 avril 2020 en France, près de 200 textes ont été adoptés, ignorant la constitution et substituant au droit un autre, substituant à l’Etat un état, l’état d’urgence sanitaire.
[39] Voyez par exemple la décision du Conseil constitutionnel, présenté très abusivement comme le « gardien de la constitution », du 26 mars 2020 (n° 2020-799 DC) qui, d’un simple mot ne juge pas nécessaire que le texte soit respecté : « Compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, il n’y a pas lieu de juger que cette loi organique a été adoptée en violation des règles de procédure prévues à l’article 46 de la Constitution ».
[40] Gunther Teubner, Constitutional fragments. Societal Constitutionalism and Globalization, Oxford University Press, 2012.
[41] Antoine Lyon-Caen, Jean-Philippe Robé et Stéphane Vernac (ed.), Multinationals and the Constitutionalization of the World Power System, Routledge, 2016.
[42] Richard H. Thaler et Cass R. Sunstein, Nudge: Improving Decisions about Health, Wealth, and Happiness, Yale University Press, 2008. Sur le rapport entre nudges et droit, voy. Notamment Malik Bozzo-Rey et Anne Brunon-Ernst (dir.), Nudges et normativités. Généalogies, concepts et applications, éd. Hermann, 2018.
[43] Cass R. Sunstein, Designing Democracy. What Constitutions do, op. cit. p. 96.
[44] https://twitter.com/neiltyson/status/748157273789300736