Lauréline Fontaine
Qu’est-ce qu’un « grand » juriste ?
Essai sur les juristes et la pensée juridique contemporaine
éd. Lextenso, 2012
Présentation
Il y avait sans doute deux méthodes pour aborder la question du « grand » juriste : la méthode essentialiste, consistant à identifier la vérité d’un grand juriste, ou la méthode plus nominaliste, qui consiste à déterminer à partir de quelle(s) qualité(s) et comment, dans la communauté des juristes (concept qui suppose une unité qui n’est pas avérée mais que je prends au sens d’agrégat de l’ensemble des juristes), un juriste tend à être qualifié de « grand »?
D’une certaine manière, je n’ai pas choisi entre les deux démarches, en optant pour une présentation en deux étapes : Etre un « grand » juriste ou l’intimité du « grand » juriste, dans une première partie, et Paraître un « grand » juriste ou le « grand » juriste dans sa communauté, dans une deuxième partie. Je précise d’emblée que, dès la première partie, et sans doute dans l’ouvrage en général, je n’entends pas dire ce qu’est vraiment un « grand » juriste, mais ce que je prétends que tout juriste doit ou devrait être. Le « grand » juriste est en réalité, dans cet ouvrage, celui qui « doit » être un juriste, avant tout. Le fil de cet ouvrage est donc ce que devrait tout juriste. Je revendique en ce sens une attitude normative, que j’étaye sur une analyse du monde des juristes et de la pensée juridique, et sur une réflexion personnelle, c’est-à-dire sur un engagement personnel. La réflexion sur le « grand » juriste apparaît ainsi comme un moyen de parler des juristes dans la société contemporaine, ce qui explique le sous-titre de cet ouvrage : « Essai sur les juristes et la pensée juridique contemporaine ».
J’ai donc « situé » ma réflexion, en la fixant sur la période contemporaine, ce n’exclut pas bien sûr un certain nombre de références et de réflexions historiques, auxquelles cependant j’ai essayé de donner une place réduite, comptant à la fois sur les connaissances de mes lecteurs et, à défaut, sur leur envie de les investir. Les quelques développements historiques se veulent ainsi référentiels mais suffisamment explicites pour piquer au vif ceux qui voudraient en savoir un peu plus. L’ouvrage est relativement court, qui entend surtout interroger sur la raison d’être de l’activité des juristes.
La recherche sur les juristes est encore « située », parce que selon les lieux et les époques les conditions sont bien différentes. Et d’ailleurs, les conditions dans lesquelles j’ai évolué et reçu ma formation de « juriste » déterminent sans aucun doute une partie du contenu de cet ouvrage. Définir le juriste et le « grand » juriste, c’est donc parler d’une société particulière, et c’est, pour son auteur, parler aussi de soi.
Mais, comme toute expression, la signification et la portée de la pensée d’un auteur lui échappe presqu’instantanément, pour devenir la chose des autres juristes. Il est important de comprendre que, à beaucoup d’égards, c’est bien la communauté qui fait le « grand » juriste et qui détermine les critères de sa reconnaissance. Etre un « grand » juriste c’est bien souvent être choisi par un autre, qui, au passage, entend bien s’approprier le même titre. Donner à voir c’est donc ouvrir ou prolonger la discussion, et, la plupart du temps, c’est l’environnement scientifique et académique qui en détermine les conditions. Il y a ainsi quelques développements dans l’ouvrage sur les conditions dans lesquelles les professeurs de droit travaillent dans l’université française et qui créent ainsi un environnement très peu favorable à l’élaboration d’une pensée, qui plus est critique.
Comme science sociale, la discipline juridique se voit appliquer les données et les avancées de l’épistémologie. Les juristes (comme les autres), ont des modes de connaissance et d’analyse de leur objet qui, pour l’essentiel, répondent aux critères scientifiques des sciences sociales. En tant que telle, on ne croit pas à la méthode spécifique des juristes. Une chose est de dire qu’il y a une méthode spécifique, une autre est de dire que les disciplines se donnent des « rites » spécifiques. Ainsi, des juristes français et de leur fameux plan en deux parties, ce qui est loin d’être une caricature. Ainsi aussi des sociologues et de leur « protocole » de recherche, qui vise à démontrer le caractère scientifique de l’acquisition des données. Ainsi encore des économistes et de leur modèle, qui consiste à mettre en forme impérative des données accumulées.
Mais ces « rites » ne sont pas à proprement parler épistémologiques. Ils ne relèvent pas d’une méthodologie spécifique en tant qu’il ne s’agit pas de mettre en œuvre une manière spécifique de « connaître », qui correspondrait à une ontologie particulière de l’objet. Tout au plus y a-t-il une manière spécifique de restituer les connaissances, correspondant plus à des formes rituelles qu’à la mise en œuvre d’un paradigme scientifique et d’une épistémologique autonomes. Le juriste apparaît ainsi comme celui qui non seulement se donne comme objet le droit, mais qui applique aussi les rites reconnus comme étant ceux des juristes, sans autre méthode que celle, particulière, de la connaissance scientifique des faits sociaux.
Il apparaît que, aujourd’hui, dans la communauté scientifique française, être juriste c’est certes se donner le droit comme objet, mais c’est, surtout, se revendiquer comme juriste. Or, si dans les pays anglo-saxons un philosophe réfléchissant sur le droit peut se revendiquer juriste, cette pratique est inexistante en France.
Cela repéré, il faut aussi admettre que le champ des juristes est « malléable », à la fois par son objet, variable, et par le type d’analyse à laquelle il se livre. Rien ne l’empêche, selon ses recherches et selon ses évolutions propres, de définir différemment le « droit » à plusieurs moments de sa carrière. En revanche, l’adoption de « rites », déterminant une démarche d’inclusion est essentielle.
Cela étant posé, deux constats apparaissent : l’illégitimité supposée du regard des juristes sur le droit dans la communauté scientifique, et l’absence des juristes du monde intellectuel. Tout en n’étant pas organisé autour de ces deux idées, l’ouvrage tend de fait à rechercher les causes de ces deux constats, à dévoiler la posture qu’adoptent d’eux-mêmes les juristes sur ces questions, et à formuler des vœux pour que les juristes envisagent autrement leur activité, c’est-à-dire à la fois leur épistémologie, leur méthodologie, et leur rôle dans l’espace social et politique. La recherche sur le « grand » juriste tient donc plus du prétexte à dévoiler une certaine réalité des juristes français contemporains, en s’infiltrant dans les rites et les pratiques de ceux-ci. Il est important de bien noter que c’est bien en tant que juriste que je le fais, et qu’à ce titre, un « autre » n’aurait pas pu le faire de la même façon. Certainement, il s’agissait d’interroger le statut social de mon activité et les raisons pour lesquelles il me semble qu’elle se trouve marginalisée dans l’espace public, intellectuel et scientifique.
Sans toujours en prendre toujours conscience, il apparaît que le juriste n’est pas étranger à la manière réductrice dont il est perçu. La qualité d’intellectuel ou de penseur est souvent, il faut l’avouer, un peu raillée par d’autres juristes, qu’ils soient praticiens ou universitaires, estimant ceux-là comme n’étant pas de « vrais » juristes. Nombre de juristes ne se considèrent donc pas comme des intellectuels et envisagent avec beaucoup de réticence cette qualification. Ils l’utilisent même à l’égard de leurs collègues comme un moyen de dénigrement. Un certain nombre de juristes universitaires voient ainsi dans des disciplines comme la philosophie du droit, la théorie ou la sociologie du droit, un amusement auquel certains universitaires s’adonnent. Ils considèrent même que cette activité se fait au mépris des étudiants, destinés à devenir de simples « guichetiers » du droit (I. Fadlallah, « Le point de vue d’un universitaire praticien », in F. Michaut, M. Troper (dir.), L’enseignement de la philosophie du droit. Actes du colloque international, Bruylant, 1997, p. 37).
Le jugement devient plus cruel lorsque ce sont des « praticiens » qui parlent des universitaires. Peu de distinction alors, entre d’éventuelles catégories de professeurs. « Le » professeur de droit transmet certes le savoir juridique mais pour l’essentiel, perd son temps à ordonnancer ce qui ne s’ordonnance pas. D’ailleurs, le praticien se targue de ne pas lire les « revues », pour se cantonner aux répertoires, accumulation d’une jurisprudence par ailleurs peu diserte sur son propre fonctionnement. Pour les juristes, magistrats, conseillers ou avocats, pourquoi lire des développements théoriques qui ne prétendent qu’informer, mettre en ordre un ensemble d’énoncés normatifs ? Dès lors que les professeurs de droit ne prétendent ni porter des jugements, ni faire autre chose que de donner d’un ensemble disparate d’énoncés une représentation cohérente, l’apport pour les autres juristes est évidemment assez faible, qui préfèreront l’utilité des répertoires de jurisprudence, ordonnée et plus ou moins commentée. En soi, le parcours éditorial et scientifique type du professeur de droit reconnu ne conduit ainsi pas à faire de lui un « grand » juriste, qui présentera sans doute une pensée savante et cohérente sur le droit, mais sans relief (au regard toutefois de l’abondante littérature en droit, l’érudit aujourd’hui est un personnage quasi fictif, qui prendrait connaissance des articles de toutes les revues, de tous les ouvrages – Mélanges, Colloques, etc. – et enfin des manuels et traités, fort heureusement dans le seul domaine de sa spécialité….). La capacité heuristique, le fait de « dévoiler », relève d’une pensée qui trouve rarement à s’exprimer dans les supports académiques de la littérature juridique.
Il existe bon nombre de publications intéressantes il est vrai, mais globalement, elles ne masquent pas le fait que ce n’est pas la littérature des professeurs de droit qui apprend quelque chose sur le droit : ce peut être celle des autres juristes (A l’instar par exemple des ouvrages de Denis Salas ou Antoine Garapon, magistrats de profession), ou celle de sociologues et de philosophes (Voy. par exemple pour la période récente, B. Latour, La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’Etat, éd. La découverte, 2002 ; D. Schnapper, Une sociologue au Conseil constitutionnel, Gallimard, 2011 ; J. Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes, Gallimard, 1997 ; J. Derrida, Force de loi, Galilée, 1994).
Cette conception étriquée du champ juridique est retenue par les juristes non tant par paresse, que par scientisme. Il est à peu près certain que, pour une bonne part, l’attitude d’enfermement positiviste des juristes est en partie la cause de l’illégitimité de leur regard. La « spécialité », la « particularité », la singularité de l’objet et des outils de sa réflexion, conduisent sans doute le juriste à penser de lui-même qu’il ne peut pas être un intellectuel comme les autres. Si la théorie positiviste du droit entraîne que les caractéristiques propres du droit s’imposent à celui qui l’observe, elle ne peut pas entraîner leur acceptation comme caractéristiques absolument et définitivement légitimes, pas plus aux juristes qu’aux autres : pourquoi un juriste n’interrogerait pas lé légitimité d’une règle quand n’importe qui d’autre peut le faire ? Le sociologue ou le philosophe sont-ils moins rigoureux en le faisant ?
De toute évidence, observer les caractéristiques propres du droit comme système de normes opère une restriction du champ de la recherche et le limite ainsi de manière arbitraire à l’étude du processus normatif de production du pouvoir. On grossit volontairement le trait, mais il semble tout de même que la pensée juridique contemporaine fait son « grand » juriste de celui qui a une connaissance particulièrement importante et précise de l’ensemble des décisions de justices rendues sur une question, voire sur plusieurs questions, et qui considère sa fonction comme inférieure à celle du juge, ou, quand il est juge, considère qu’il est, lui, le véritable juriste.
Or, comme le dit l’épilogue de l’ouvrage, c’est oublier un peu vite la responsabilité qu’il y a à feindre d’ignorer la dimension hautement morale et politique du droit, en bref, sa fonction sociale. Une description neutre nécessite forcément de révéler la morale du droit et de discuter toujours des principes de justice.
Pour une présentation de l’ouvrage par un lecteur critique, voir Nader Hakim, Revue Trimestrielle de Droit Civil, 2013, n°1, pp.225-227.
POur commander le livre sur le site de l’éditeur : http://www.lextenso-editions.fr/ouvrages/document/23379366