Avertissement (14 avril 2020)
Ce texte a été terminé le 30 janvier 2019. Il fait partie de l’ouvrage Mélanges en l’honneur du professeur Dominique Rousseau. Constitution. Justice. Démocratie, éd. LGDJ-Lextenso, dont la parution (et sa remise formelle à Dominique Rousseau) a été reportée à l’automne 2020. Il m’a paru utile de vous le faire partager tant se voit, dans le déroulé juridique de l’état d’urgence sanitaire ainsi déclaré par la loi, la poursuite de l’état de quasi délabrement dans lequel se trouve le droit constitutionnel contemporain. Pour seule illustration, s’il en était encore besoin, le Conseil constitutionnel français, dont on nous a – mal – appris la mission de garant de la constitutionnalité des lois, a, dans sa décision du 26 mars dernier, validé la loi organique relative au conseil constitutionnel en écartant d’un revers de main la Constitution française pourtant particulièrement précise à propos de l’adoption des lois organiques. Paul Cassia a intitulé son billet à ce sujet « Le Conseil constitutionnel déchire la Constitution », et affirme plus loin qu’il n’y a désormais plus rien à attendre du contrôle du Conseil constitutionnel (tout comme il indique dans son billet du 11 avril que le Conseil d’Etat est « un organe de labellisation juridictionnelle des décisions prises par le Premier ministre). Je suis évidemment d’accord avec cette affirmation, à ceci près qu’il ne s’agit nullement d’une nouveauté et que la décision du 26 mars 2020 ne constitue certainement pas une surprise. Elle est même d’une logique navrante au regard des deux dernières décennies de décisions rendues.
A avoir voulu croire si longtemps à la mission du Conseil constitutionnel sans alerter sur la faillite du Conseil à l’exercer, il est certain que l’on n’a pas contribué à faire du droit constitutionnel une matière vivante. Disons que cette réflexion se voudrait être un feu qui maintient quelques braises encore chaudes sous les cendres du bûcher.
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Texte (30 janvier 2019)
Si l’on pouvait identifier une raison du droit constitutionnel, faudrait-il s’en réjouir ? La raison constitutionnelle sonne comme une promesse, régulièrement formulée, depuis l’écriture des premières constitutions jusqu’à l’avènement, plus ou moins précoce selon les cultures juridiques, du contrôle de constitutionnalité, en passant par la reconnaissance d’un patrimoine constitutionnel commun en Europe (voire universel) et l’existence de standards constitutionnels correspondants. Aujourd’hui, cette promesse semble fragilisée, lorsque par exemple l’affirmation de l’existence d’identités constitutionnelles propres à chaque État rompt une unité supposée, lorsqu’un État européen, à l’aube du xxie siècle, adopte une Constitution « problématique », lorsque ce même pays, avec d’autres en Europe, semble se jouer du standard de l’État de droit et se proclame « illibéral » ou enfin lorsque les jurisprudences constitutionnelles construites autour de la garantie des droits et libertés se fissurent de toutes parts « pour cause de crise », tant sécuritaire qu’économique. Et même, l’hypothèse très forte du constitutionnalisme sociétal (plus d’ailleurs que celle du constitutionnalisme global), affaiblit d’elle-même la spécificité du droit constitutionnel tel que pensé depuis toujours. S’il y avait eu construction d’une raison constitutionnelle, on pourrait dire qu’elle tendrait aujourd’hui à être déconstruite. De quoi faudrait-il ou ne faudrait-il pas se réjouir alors ? Et est-ce la fonction du chercheur de chercher un objet de réjouissance ? Ces questions se comprennent en répondant d’abord à celles qui préciseront l’intitulé de cette contribution : que signifie ici « raison », et alors aussi, « déraison » ? Que signifie ici l’expression « droit constitutionnel » ?
I. Pourquoi parler de « raison » et de « déraison », à propos de quel « droit constitutionnel » ?
La question de la raison et/ou de la déraison ne s’inscrit pas ici dans une réflexion philosophique sur l’éventualité d’une rationalité du droit constitutionnel, elle-même partie d’une pensée plus générale et historique sur la raison juridique. En revanche, l’hypothèse de la raison ou de la déraison du droit constitutionnel s’appuie bien sur le fait que l’on postule ici qu’il existe, en droit constitutionnel, un ensemble de principes et de manières de penser qui soutiennent l’idée qu’il y a des actions et des jugements conformes à ces principes et à ces manières de penser. Il ne s’agit donc pas de savoir s’il est possible de déterminer ce que serait en soi « bien agir » ou « bien penser » selon une raison humaine supposée, mais de dire que l’homme, par le droit constitutionnel, a posé des principes et des normes qui lui permettent d’évaluer d’autres pratiques et d’autres normes. La raison du droit constitutionnel est donc profondément normative. Dans ce contexte, évoquer la « déraison » du droit constitutionnel peut correspondre à une sorte de processus de déconstruction des principes et manières de penser qui fondent la raison constitutionnelle. Toutefois, dans le vocabulaire admis, la notion de « déraison » ne correspond pas à un tel processus, mais, plus simplement, à un manque de raison, ce qui implique qu’il n’y ait pas, ou plus, de principes et de manières de penser fondant l’action et le jugement en droit constitutionnel. Comme souvent, une chose est simplement l’envers de son contraire : selon Adorno, pour parvenir à « une société vraiment humaine », il s’agirait de prendre « salutairement conscience des marques de déraison qui sont encore inscrites dans sa propre raison, mais également des traces de raison que présente la déraison »[1]. Pour affiner la question de l’éventuelle « déraison » du droit constitutionnel qui se trouverait peut-être, du moins en partie, dans la raison même du droit constitutionnel, il devient nécessaire de dire ce qu’on entend ici par droit constitutionnel. Il y a quelque temps, j’ai intitulé une brève réflexion élaborée à propos de deux conférences auxquelles j’avais assisté (prononcées par Dieter Grimm et par Gunther Teubner), « Un droit constitutionnel sans Constitution », pour signifier que les juristes, étrangers notamment, se trouvaient chaque jour un peu plus nombreux, à pouvoir « situer » le droit constitutionnel en dehors de la Constitution. Ici dans le droit de l’Union européenne, là dans les normes « fondamentales » effectivement élaborées et suivies par des microgroupes humains, sociétaux, économiques surtout. Le droit constitutionnel se séparerait ainsi de la Constitution. Ce qui se joue, c’est l’éloignement du politique : tous ces droits « constitutionnels » réels ou supposés, européen, international, multinational, sociétal, économique, traduisent que l’expression « droit constitutionnel » ne désigne pas alors le droit constitutionnel politique. Plus, ce ne serait plus ce droit qui institue et organise l’exercice du pouvoir politique, ni même qui fonde la relation de ce dernier avec les membres du groupe social par la garantie nécessaire de leurs droits. D’autres normes, ou systèmes de normes, joueraient aujourd’hui ce rôle. Dans cette contribution, je parle bien de ce droit constitutionnel d’origine, qui intéresse le pouvoir authentiquement politique, fondé sur les mécanismes de la représentation.
Plusieurs constats peuvent alors être faits qui interrogent sérieusement la valeur du droit constitutionnel politique contemporain et la pertinence de ses modes d’examen et d’observation. Il me semble que le droit constitutionnel politique contemporain n’est pas pris au sérieux par ses principaux acteurs, les pouvoirs constitués et la doctrine constitutionnaliste et que, pendant ce temps, il se meurt, tant dans sa capacité que dans sa légitimité à incarner les dimensions politiques et sociales d’un groupe humain donné.
II. Le droit constitutionnel n’est pas pris au sérieux par ses acteurs
Les acteurs du droit constitutionnel sont à la fois institutionnels et académiques : il y a le droit constitutionnel tel qu’il se vit et s’agit par les pouvoirs constitués lisant et interprétant le texte constitutionnel politique, et qui lui doivent d’ailleurs leur légitimité juridique ; et il y a le droit constitutionnel tel qu’il s’observe, se commente et se pense par ceux qui font profession de dire quel il est, à savoir principalement les universitaires.
Dans les deux cas, le droit constitutionnel tend à ne pas être vraiment pris au sérieux. Je donne ici quelques exemples de cette idée, à partir principalement des études et réflexions que j’ai récemment menées[2] : 1. la Constitution n’est pas – et ne peut pas être – prise au sérieux par le Conseil constitutionnel français, selon une logique que les autres pouvoirs constitués ne récusent pas, peut-être parce qu’ils y trouvent avantage ; 2. la situation des autres cours constitutionnelles, en Europe, est souvent « meilleure » que celle du Conseil constitutionnel français, mais l’assimilation de leurs énoncés jurisprudentiels au « tout » du droit constitutionnel tend du même coup à faire tomber son ambition politique, économique et sociale ; 3. la littérature constitutionnaliste entretient cette non-prise au sérieux du droit constitutionnel, par une atrophie de sa propre ambition, tant du point de vue de son objet que de ses concepts et de ses outils. Accompagnant une forme de redécouverte actuelle de la pensée de Vladimir Jankélévitch, je ne poserai ici que presque rien sur ces trois points.
1. La Constitution n’est pas – et ne peut pas être – prise au sérieux par le Conseil constitutionnel français
Le Conseil constitutionnel est composé de membres la plupart du temps peu aguerris à la technique juridique et constitutionnelle et rarement célébrés pour leur attachement à la lecture constitutionnelle de la communauté politique. Ces personnalités ne bénéficient pourtant pas d’une assistance juridique digne d’une cour censément « comparable » en Europe et dans le monde, et leurs moyens sont relativement réduits. La ligne comportementale suivie au sein du Conseil ne tient par ailleurs pas compte des règles élémentaires propres à constituer une justice indépendante et impartiale, telle notamment que promue au niveau des différentes instances européennes ou internationales. Une conception « faible » du déport obligatoire et une collusion de certains des membres avec des intérêts en jeu dans les contentieux impliqués devant le Conseil constitutionnel entament fortement sa crédibilité[3]. Enfin, les décisions sont la plupart du temps mal rédigées, les motivations si souvent réduites qu’elles peuvent être considérées comme inexistantes, ce qui conduit à la difficulté pour les citoyens et les justiciables de s’approprier le raisonnement constitutionnel et les normes sur lesquelles il porte[4]. L’absence d’opinions séparées parachève ce piteux tableau : la Constitution est ainsi « privatisée » par le Conseil constitutionnel. Le plus étonnant dans cette situation est que cela ne semble pas étonner grand monde : ni les institutions européennes et internationales, qui portent pourtant un « autre modèle » de justice et de justice constitutionnelle, ni les institutions politiques nationales, qui, au contraire même, semblent parfaitement s’en accommoder, ni enfin la doctrine constitutionnaliste, qui continue de penser que son Graal sera trouvé lorsqu’enfin sera actée la fin de la qualité de membres de droit du Conseil constitutionnel des anciens présidents de la République[5]. Si l’on songe à la portée infime de cette disposition, on comprend qu’il n’y ait pas d’amélioration sensible en vue. Il faut se demander pourtant ce qu’il en est de la position de l’ensemble des membres du corps social à ce sujet. Disons qu’il est bien difficile de l’établir mais que, de toute évidence, rien – ou presque – n’est dit ou fait pour qu’il s’agisse d’un authentique sujet de réflexion.
2. La solution ne se trouve pas dans la situation institutionnelle « plus favorable » des autres cours constitutionnelles, où le droit constitutionnel n’y porte pas plus aisément ses ambitions
On serait bien content d’isoler la situation française au sein d’une configuration européenne plus aimable. Sur le plan institutionnel, et avant les mouvements inverses dans les régimes revendiqués « illibéraux », la situation l’est, plus aimable : des membres « juristes » éminents en général, des moyens (notamment des assistants eux-mêmes juristes de haut niveau), des règles de fonctionnement laissant supposer qu’une justice indépendante et impartiale est rendue et des décisions rédigées de telle sorte qu’elles peuvent prêter à la discussion : celle-ci est même souvent provoquée lorsqu’existe la possibilité pour les juges d’émettre des opinions séparées. Ce « minimum vital » apparaît toutefois encore insuffisant au regard des ambitions du droit constitutionnel politique d’origine. Il ne suffit pas que la Constitution soit lue, et bien lue, par les juridictions constitutionnelles, pour donner au droit constitutionnel politique toute sa portée. Ce n’est pas parce qu’une cour constitutionnelle estime que tel ou tel droit existe en vertu de la Constitution, ni même que, dans ses décisions, elle fasse primer celui-ci sur d’autres considérations, pour que ce droit constitutionnel ait une portée au-delà de la décision de la cour. Et c’est bien là une difficulté majeure du droit constitutionnel moderne, à la fois comme technique et comme discipline : les affirmations jurisprudentielles suffiraient à établir la réalité du droit constitutionnel, quand, à proprement et à strictement parler, elles n’ont de portée que limitées aux cas à propos desquels elles sont faites. Qui songerait à affirmer que le principe constitutionnel d’égalité a une effectivité tangible dans l’espace social, bien qu’il soit pourtant consacré par toutes les juridictions ? C’est que, au-delà de l’énoncé, il y a une difficulté à saisir le droit. Pour autant, tout se passe comme si les énoncés normatifs et juridictionnels constituaient le tout du droit constitutionnel, marquant ainsi sa profonde limite, peut-être comme pratique sociale et certainement comme discipline académique.
3. La « complicité » et l’atrophie de la littérature constitutionnaliste
Il est possible que la doctrine constitutionnaliste ait été bien plus marquée qu’elle ne l’imagine par l’histoire des constitutions d’abord, et par le normativisme ensuite.
Par l’histoire des constitutions c’est certain, puisque, « enfin », des principes et des droits « aimables » étaient politiquement et juridiquement affirmés qui pouvaient servir de support à des revendications collectives et/ou individuelles (c’est là l’histoire telle qu’elle se raconte). Par le normativisme c’est une réalité, et en dépit des affirmations contraires. En effet, le constat de la croyance enthousiaste dans la possibilité d’une ingénierie constitutionnelle, c’est-à-dire d’une science de la règle constitutionnelle telle que, avec un agencement spécifique de règles, on obtiendra presque nécessairement un certain résultat, permet de tirer le fil de ce qui s’est passé dans l’histoire récente de la discipline droit constitutionnel. Forts de l’adoption de leurs constitutions « modèles », élaborées avec l’aide des « pèlerins constitutionnels » européens et américains, beaucoup des pays de l’Europe centrale, orientale et de l’Est ont pu, dans les années 1990 et 2000, revendiquer leur appartenance à l’État de droit et à la démocratie. Le droit est ainsi apparu comme un « instrument » au service de l’homme souhaitant remplir un dessein particulier, c’est-à-dire une organisation politique et sociale dans laquelle les hommes seraient considérés comme libres et acteurs ensemble de leur propre destinée. Ces visées de l’État de droit sont considérées comme philosophiquement acquises et même indiscutables au plan de la « morale ». Les visées étant indiscutables, c’est presque exclusivement sur la règle que s’est portée la réflexion constitutionnelle, pour ne devenir que technique. La pensée constitutionnelle s’est ainsi déployée séparément de la pensée sur le politique, l’économique, le social ou le culturel. Depuis l’avènement de la théorie de l’État de droit, le droit n’a finalement été un objet d’intérêt que dans la mesure où il est le support indispensable d’un État de droit. Droit et société n’auraient ainsi de destin commun pensable et acceptable que dans la mesure de l’État de droit. Cette manière de voir s’inscrit dans le cadre plus général de ce que la « science du droit » ne présenterait un intérêt sociétal que s’il paraît possible d’identifier des mécanismes techniques qui permettent ou empêchent tel ou tel type de résultat, à l’instar des autres sciences sociales d’ailleurs[6]. Le droit constitutionnel est donc envisagé la plupart du temps comme une science de résultat. Il n’a en réalité pas de lien structurel avec l’État de droit (une notion qui intervient postérieurement à l’avènement du droit constitutionnel lui-même), et il est susceptible, comme science de résultat, de servir n’importe quel type d’intérêt. Au niveau politique, l’« habileté » juridique du gouvernement hongrois l’illustre à loisir, qui prétend même respecter les principes de l’État de droit. Le droit constitutionnel ne génère pas, en lui-même, l’accord avec ses ambitions premières.
En se limitant à une analyse « positiviste », et souvent normativiste, du droit constitutionnel, la discipline droit constitutionnel passe à côté des évolutions contemporaines des conceptions du corps social. Si l’on s’en tient à l’espace européen, les constitutions politiques apparaissent a minima comme le cadre effectif qui permet de comprendre l’action des gouvernants. D’autres normes constituent le guide et le fil de l’action des différentes autorités constituées qui, formellement, s’appuient et font pourtant « officiellement » usage des normes constitutionnelles politiques institutives. Dans la mesure où les outils jusqu’ici forgés par les constitutionnalistes paraissent en partie insuffisants pour saisir la réalité constitutionnelle qui est censée être son objet, un recours à d’autres types d’analyses semble être une piste à explorer utilement. Il serait ainsi intéressant de comprendre pourquoi la Constitution a une force relativement « instituante » (des organes dont elle parle), mais pas du tout « agissante » (des comportements qu’elle vise), notamment sur la question des principes censés structurer l’action de ces organes institués. Cette question n’est, si j’ose dire, pas perçue « au bon endroit », et on comprend que, en dépit de l’expertise constitutionnelle très importante et très répandue en Europe depuis ces 50 dernières années, la chose constitutionnelle des juristes n’a quasiment aucune force réelle, parce que d’autres éléments sont agissants au sein de l’espace social et viennent de plus en plus fréquemment prendre le nom de/du droit constitutionnel tout en échappant largement à l’analyse des constitutionnalistes.
III. Pendant ce temps, le droit constitutionnel se meurt
Il apparaît de moins en moins douteux que le droit constitutionnel politique « prend l’eau » : il est « percé » et il est submergé par des eaux contraires : 1. voudrions-nous croire que les normes constitutionnelles constituent un ensemble insubmersible destiné à cristalliser de manière unitaire les dimensions politique et sociale d’un groupe humain donné, en assurant, en son nom, la garantie des droits de ses membres, que l’on peut s’apercevoir aujourd’hui qu’il y a toujours de très bons prétextes pour les ignorer, les déformer, les transformer. 2. Voudrions-nous croire que, même ignoré, déformé, transformé, le droit constitutionnel contemporain reste quand même le socle politique de nos sociétés contemporaines, que nous n’apercevrions pas ce qui fait, ou tend à faire, socle, avec la bénédiction même du droit constitutionnel tel qu’il s’agit.
1. Les bons prétextes de l’ignorance, de la déformation et de la transformation du droit constitutionnel politique contemporain
La littérature a enflé sur ces questions ces dernières années, qui constate que les arguments économiques et sécuritaires ont pour effet de démanteler pièce par pièce ce qui était censé faire le substrat du droit constitutionnel comme vecteur de la démocratie et de l’État de droit. Pour en faire le constat, point n’est besoin de se tourner vers la Hongrie, la Pologne et les autres pays européens qui paraissent vouloir suivre le même chemin. Partout en Europe ce substrat régresse. Iphigénie Kamtsidou en fait l’amer constat s’agissant de la Grèce et de son droit constitutionnel d’exception dénaturé[7], Simone Gaboriau dresse un portrait européen de la justice accablant[8], et le Conseil d’État français fait jouer la « lettre » du texte pour ignorer son esprit et valider un usage également dénaturé des procédures d’exception[9]. Pendant ce temps, les principes de la loi du marché sont un à un validés par les juridictions constitutionnelles[10] et on apprend chaque jour que des dispositions législatives téléguidées par des lobbies passent aisément le filtre du Conseil constitutionnel, qui, lui, continue d’ignorer assez largement, voire « laisse tomber », sauf exception du même coup survalorisée[11], l’individu et le caractère politique de l’unité du corps social et de la garantie juridique qui la fonde[12]. Il est intéressant de constater que, de tout cela, les constitutionnalistes semblent, dans l’ensemble, s’arranger de ne pas en parler vraiment.
2. La disqualification du droit constitutionnel politique contemporain comme valeur sociétale fondamentale et son rôle dans sa disqualification
Formellement, les « bases » du droit constitutionnel paraissent conservées : des législateurs élus au suffrage déclaré « universel », des gouvernements juridiquement responsables devant les législateurs et les peuples, une justice bien organisée chargée de vérifier la légalité et la constitutionnalité des actions des uns et des autres. Certes cette justice constitutionnelle existe toujours formellement, et même on la réforme, on en parle, ses procédures sont suivies. Mais, à l’arrivée, des changements significatifs et un malaise général ne permettent pas d’éviter de s’interroger sur la portée de ce qu’on appelle le constitutionnalisme. Qu’est-ce que l’existence d’une constitution politique implique réellement pour la communauté politique, au-delà de l’institution des gouvernants ? Il semble que le caractère institutif des constitutions politiques ne soit pas ou plus aujourd’hui qu’une procédure qui ne change rien au fondement de l’action politique et du rapport à la communauté politique. Ce qui guide l’action des pouvoirs publics et ce qui structure politiquement, socialement et économiquement l’espace social (les trois aspects étant aujourd’hui souvent confondus dans un seul mouvement) ne se trouve pas dans la constitution politique. Il existe un « ailleurs constitutionnel », « constitutionnel » cette fois au sens primitif et organique du terme. Celui-ci se symboliserait par de nouvelles autorités constitutionnelles et de nouvelles règles constitutionnelles, pour lesquelles ce qualificatif paraît inhabituel voire saugrenu, tandis que sa réalité tangible fait pourtant de moins en moins de doute.
L’évolution s’est faite à plusieurs niveaux et par différents acteurs. Dans les années 1990, les grandes institutions financières internationales (Banque mondiale, FMI, etc.) ont directement « administré » la parole juridique relative à l’État de droit et à la démocratie à destination des – nombreux – pays emprunteurs[13]. Depuis les années 1960, et singulièrement au tournant du xxie siècle, les institutions européennes ont promu un droit européen auquel toutes les institutions nationales, même constitutionnelles, devaient et doivent toujours se conformer[14].
L’évolution s’est aussi et évidemment produite au niveau étatique, lorsqu’il s’est agi pour les différentes cours constitutionnelles de valider le discours des autorités politiques faisant des entités économiques à la fois les détentrices de droits constitutionnels opposables aux titulaires originaux de ces droits (les individus membres du corps social) et les têtes pensantes de nombre de ces droits et règles constitutionnels. La constitutionnalisation du monde économique, voire, pour reprendre l’expression de Dieter Grimm parlant des institutions européennes, leur hyper-constitutionnalisation, se caractérise à la fois par une dévalorisation des autorités traditionnelles et par la possibilité pour les nouvelles autorités de faire des vœux ou des règles constitutionnels[15].
Il se trouve que l’analyse exclusivement juridique et normativiste tend à renforcer les effets de ces transformations du rôle du droit et du droit constitutionnel, soit en les ignorant, soit en les validant. Il n’est pas très difficile de s’apercevoir que l’analyse contemporaine du droit, celle du droit national comme celle du droit de l’Union européenne – par ailleurs « constitutionnalisé », consiste à faire passer pour une fatalité les prescriptions économiques des acteurs dominants et de leurs « agents »[16]. Le droit de l’Union européenne s’affiche résolument comme l’expression d’une certaine logique économique établie à propos du marché entre différents opérateurs économiques. À ce propos, il existe aujourd’hui un fossé important entre l’analyse des juristes scientifiques « traditionnels » et les juristes portant une analyse « volontariste » du droit au service d’une vision économiciste de la société : ces derniers ont ainsi développé un corpus intellectuel très important[17], qui se déploie très largement en dehors des facultés de droit[18], relayé par la presse généraliste[19], mais qui reste encore relativement délaissé par les premiers, sauf par ceux qui sont persuadés qu’il faudrait suivre le mouvement, entraînés en ce sens par les juristes « institutionnels »[20].
Travailler sur le droit constitutionnel contemporain en Europe ne peut plus donc consister à ne faire qu’observer les structures institutionnelles classiques (le Parlement, le Gouvernement, leurs relations et leurs pouvoirs). Dans l’élaboration et l’administration des règles d’organisation sociale, ces institutions tendent à jouer et de plus en plus un rôle secondaire, en ne faisant que réaliser ce qui est demandé par d’autres acteurs. Alors que les théories politiques au fondement du constitutionnalisme font du peuple à la fois le titulaire originaire du pouvoir constituant et le destinataire naturel des droits constitutionnels, l’émergence de nouveaux titulaires de droits constitutionnels – les entreprises surtout – aboutit à ce que, dans le même temps, ceux-ci acquièrent en conséquence (ou comme une cause, c’est à voir) une part du pouvoir législatif et même constituant. Continuer sur cette voie, c’est a minima s’exposer à cette interrogation légitime : « When did companies become people?»[21].
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Si finalement il ne s’est agi dans ces quelques lignes que de faire des constats successifs, on doit se rappeler que les constitutionnalistes ces dernières années ont passé beaucoup de temps à se « réjouir » : ici de la mise en place de la réforme ou du succès même du contrôle de constitutionnalité, là de l’adoption de nouvelles et conformes Constitutions dans des régimes dont l’autoritarisme était ainsi révolu, là encore d’une révision constitutionnelle. Peut-être est-il est temps de clore les réjouissances et de commencer à travailler, à moins qu’il ne soit pas possible de faire du droit constitutionnel autrement, mais alors pourquoi, et pourquoi même continuer à faire du droit constitutionnel ?
Lauréline Fontaine
[1] Theodor Adorno, Trois études sur Hegel (1963), Paris, Payot, 1979, p. 84.
[2] Si un ouvrage est encore en préparation, l’ensemble de mes réflexions actuelles sont disponibles sur le site www.ledroitdelafontaine.fr.
[3] Ces différents aspects sont maintenant connus, soit qu’ils aient été mis en lumière par des enquêtes journalistiques, soit qu’ils l’aient été par des universitaires. Je renvoie notamment à M. Mathieu, « Dans les coulisses du Conseil constitutionnel, cible des Lobbies », Mediapart, 12 octobre 2015, mais aussi à L. Fontaine et A. Supiot, « Le Conseil constitutionnel est-il une juridiction sociale ? », Revue de Droit Social, septembre 2017, p. 754, et à P. Wachsmann, « Des chameaux et des moustiques. Réflexions sur le Conseil constitutionnel, in Frontières du droit, critiques des droits ». Billets d’humeur en l’honneur de Danièle Lochak, Paris, LGDJ, 2007, p. 279 ; et Thomas Perroud, « La neutralité procédurale du Conseil constitutionnel », La Revue des Droits de l’Homme, 2019, n°15, en ligne : https://journals.openedition.org/revdh/5618.
[4] Voy. L. Fontaine, « Le Conseil constitutionnel s’en tient à une lecture restreinte de son rôle », Le Monde, tribune, 10 avril 2019.
[5] L’introduction des opinions dissidentes est également promue par une petite partie de la doctrine, dont le dédicataire de cet ouvrage évidemment. La suppression de la disposition figurant à l’article 56 de la Constitution selon laquelle « font de droit partie à vie du Conseil constitutionnel les anciens Présidents de la République » figure dans le projet de loi constitutionnelle enregistré à l’Assemblée nationale le 29 août 2019.
[6] Claude Lévi-Strauss lui-même dans son recueil de textes constituant son Anthropologie structurale (Plon, 1958) n’est pas loin de penser la nécessité pour l’anthropologie de déterminer des causalités, tandis que récemment, lors de sa leçon inaugurale au collège de France en 2016, l’économiste Philippe Aghion explicite son intention de faire des « instruments » par la transformation d’un lien en causalité (Repenser la croissance économique, Fayard, 2016).
[7] I. Kamtsidou, Un état d’exception nullement exceptionnel. La crise souveraine et le crépuscule de la Constitution. Aperçu historique. http://www.ledroitdelafontaine.fr/un-etat-dexception-nullement-exceptionnel-le-crepuscule-de-la-constitution/
[8] S. Gaboriau, « Justice en Europe : état d’urgence démocratique », Délibérée 2018, 1, p. 64.
[9] Voy. mon texte, La disparition. 5 petits mots et puis s’en vont, à propos des décisions du Conseil d’État du 11 décembre 2015 sur la question de la légalité des assignations à résidence de militants écologistes, http://www.ledroitdelafontaine.fr/la-disparition/
[10] Voy. par exemple le numéro spécial de la Semaine sociale Lamy, « Les gardiens des droits sociaux en Europe », n° 1746, 28 novembre 2016.
[11] À l’instar de la décision de l’été 2018 sur la « fraternité » qui au demeurant est un élément de la devise républicaine : décision 2018/717-718 QPC, 6 juillet 2018, M. Cédric H. et autre.
[12] Voy. encore récemment la décision 2018-771 DC du 25 octobre 2018, Loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, par laquelle le Conseil constitutionnel invalide une série de dispositions à caractère informatif ou protectrices des intérêts des consommateurs, considérées comme n’ayant aucun lien avec le projet de loi initial (selon la fameuse technique du « cavalier législatif »).
[13] Voy. J. K. M. Ohnesorge, « État de droit (rule of law) et développement économique. L’étrange discours des institutions financières internationales », Critique internationale, 2003, 1, p. 46.
[14] Sur la supériorité du droit de l’Union Européenne sur les normes constitutionnelles nationales, voy. l’arrêt du Voy. spéc. mon texte « Le constitutionnalisme (turc) à l’abandon », in M. Touzeil-Divina (dir.), Liberté(s) ! En Turquie ? En Méditerranée !, Revue méditerranéenne de droit public, éd. L’épitoge, 2018, p. 209.11 janvier 2000, de la Cour de Justice des Communautés européennes, aff. C-285/98 Tanja Kreil c. Bundesrepublik Deutschland, et pour une analyse de ce processus historique, voy. Dieter Grimm, « Quand le juge dissout l’électeur », Le Monde diplomatique, juillet 2017.
[15] La lettre envoyée par Mario Draghi et Jean-Claude Trichet (alors respectivement gouverneur et ex-gouverneur de la Banque centrale Européenne) en août 2011 à Silvio Berlusconi, alors Premier ministre italien, pourrait symboliser cela (lettre dévoilée dans l’édition du Corriere della sera du 29 septembre 2011) : y était indiquée très clairement la marche à suivre pour le Premier ministre de l’Italie, avec des formulations clairement prescriptives : « Le gouvernement doit prendre des mesures immédiates et courageuses pour garantir la solidité des finances publiques. Des mesures fiscales correctives supplémentaires sont nécessaires. Nous considérons comme essentiel pour les autorités italiennes d’avancer la date d’adoption des mesures décidé en juillet 2011 d’au moins d’un an.(…)» (je souligne). Les auteurs de la lettre y indiquaient également les moyens normatifs à utiliser et les délais pour adopter les normes en question : « Étant donné la gravité de la situation actuelle des marchés, nous considérons comme essentiel que toutes les actions mentionnées dans la première et la deuxième section ci-dessus soient adoptées au plus vite par décrets-lois, suivi d’une ratification parlementaire fin septembre 2011 » (je souligne).
[16] Voy. spéc. mon texte « Le constitutionnalisme (turc) à l’abandon », in M. Touzeil-Divina (dir.), Liberté(s) ! En Turquie ? En Méditerranée !, Revue méditerranéenne de droit public, éd. L’épitoge, 2018, p. 209.
[17] Une partie de ce corpus est référencée sur le site du Centre de Droit Européen et d’Économie de l’Essec : http://cede.essec.edu/droit-management-strategies
[18] On assiste depuis quelques années à la constitution d’une nouvelle catégorie de juristes, celles des grandes écoles et écoles de commerce, pour lesquels a été créée une association, l’Association des Professeurs de Droit des Grandes Écoles, devenue en mai 2016 l’Association Française Droit et Management… ceci explique cela.
[19] Un seul exemple (la lecture du journal Le Monde en dévoile beaucoup d’autres) : V. Giret, « Le droit, les rentiers ou l’innovation », Le Monde, 9 mars 2016.
[20] Voy. les propos d’un ancien premier président de la Cour de cassation (G. Canivet, « La pertinence de l’analyse économique du droit : le point de vue du juge », Les Petites Affiches, mai 2005, n° 99), et ceux d’un ancien vice-président du Conseil d’État (J.-M. Sauvé, « L’arme du droit », intervention aux journées organisées à l’occasion du bicentenaire du rétablissement du Barreau de Paris, UNESCO, le 26 juin 2010, Ordre et transgression. Les leviers juridiques du progrès, http://www.conseil-etat.fr/Actualites/Discours-Interventions/L-arme-du-droit).
[21] Nina Totenberg, sur le site de la National Public Radio en 2014.