A Chacun sa Constitution
Regards – inattendus ? – sur la Constitution
Compte-Rendu analytique de la journée d’études « Quelles perceptions « extra-juridiques » de la Constitution ? »
Paris, La Sorbonne, 15 octobre 2015
La journée d’études organisée le 15 octobre 2015 par une équipe de juristes de Paris 3 (Lauréline Fontaine, Professeure, Ninon Forster, Ater, Tania Racho, Ater et Olivier Peiffert, Maître de conférences) reposait sur une démarche véritablement inédite, puisqu’il s’agissait de convoquer et de provoquer des paroles totalement inédites sur la Constitution, celles de chercheurs dont l’objet n’est habituellement pas la Constitution. (voir le programme)
La Constitution comme objet d’analyse est aujourd’hui, dans la communauté scientifique, et singulièrement en France, plutôt réservée aux juristes. On trouve bien sûr des réflexions chez des politistes, des philosophes parfois, des économistes aussi – surtout depuis l’émergence de l’école du Public Choice avec James M. Buchanan – et parfois aussi chez certains historiens. Ces réflexions méritent attention. Mais la communauté scientifique est bien plus vaste que ces quelques disciplines et, dans l’ensemble, la Constitution y est plutôt absente, en dépit du fait que l’économiste Buchanan ait précisément dit, « We are all constitutionalists » (in « Why do Constitutions matter ? » in Why do Constitutions matter ?, by Niclas Berggren et al. (ed), Transaction Publishers, 2000, p.12).
Les arguments méthodologiques en défaveur d’une telle démarche ne manquent pas ; et pourtant, comme initiatrice et partie prenante de cette démarche (en note : j’avais d’ailleurs auparavant, avec ma collègue Marthe Stefanini, impulsé le thème général retenu à l’Association Française de Droit Constitutionnel pour 2015, « Le droit constitutionnel et les autres sciences »), je ne considère pas qu’ils soient suffisants pour y faire obstacle. Le présupposé est, comme tout présupposé méthodologique, une « position » ; ici celle qui considère que la Constitution ne peut pas être exprimée comme une norme fondamentale, juridiquement, politiquement, voire socialement, si elle n’est pas inscrite dans la réflexion de chacun. C’est donc à la fois pour mesurer la distance qui sépare chacun, et pour commencer, chaque chercheur, de la Constitution, et pour rendre cette distance visible, que cette journée s’est tenue. Je dois dire que j’ignore encore à ce stade comment chacun – qu’il soit organisateur, intervenant ou participant à la journée – est reparti après cette journée. Pour ma part, quelques éléments en sont ressortis, qui participent du socle de réflexion que je constitue, comme juriste, autour de cette interrogation sur les représentations et usages du droit dans l’espace social contemporain. Je vous livre ici quelques uns de ces éléments.
Comme il fallait s’y attendre, et c’est là chose parfaitement normale, les différents chercheurs ayant participé à cette journée n’ont pas abordé la Constitution de la même façon : pour certains chercheurs, la Constitution, ou plutôt, une ou des constitutions parfaitement déterminées et identifiées (en certaines de leurs dispositions le plus souvent), était une composante de leurs recherches (le géographe –Gérard-François Dumont – l’anthropologue – Valérie Robin Azevedo) ; d’autres l’abordaient indirectement comme un objet abstrait et le plus souvent par le médiat d’un autre penseur ou d’un ensemble de personnes formant « doctrine » (le psychanalyste – Paul-Laurent Assoun – ou l’historien – Johann Chapoutot) ; enfin, d’autres encore, qui n’avaient pas forcément le « réflexe constitutionnel », l’envisageaient concrètement, pour la première fois ou non, et cherchaient à en comprendre le sens par rapport à leur propre objet de recherche (le physicien – Bruno Bartenlian – et le médecin – Jean-Claude Ameisen). Ces démarches différentes, qu’elles réussissent ou non (encore qu’il soit plutôt impossible en la matière de parler de réussite ou d’échec) produisent chaque fois quelque chose d’intéressant pour la connaissance de la Constitution.
Je commence par l’essentiel : la démarche qui pourrait apparaître comme traduisant le rapport le plus éloigné avec la Constitution (celle du médecin et celle du physicien), se solde au contraire par une tentative de grande proximité avec la Constitution : quel(s) sens ont les dispositions de la Constitution, se demandent-ils ? Comment se fait-il, par exemple, que la Constitution parle de droit à la santé (alinéa 11 du Préambule de la Constitution de 1946 qui est une partie de la Constitution française de 1958 : La nation « garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé »), quand nous savons que tel n’est pas le cas dans la réalité ? Les juristes ne paraissent pas souvent sensibles à ces interrogations et, enserrés qu’ils sont par des méthodologies mortifères, à leur corps défendant parfois, détournent l’attention en expliquant comment les autorités politiques, administratives et juridictionnelles usent de subtiles techniques pour qu’apparaisse justifiable l’absence de portée d’un droit proclamé dans le texte constitutionnel. S’il n’est pas question ici de proclamer l’absoluité des droits, il s’agit au moins de rester vivant, et de ne pas cantonner la recherche au royaume des morts. La Constitution pourrait donc servir à garantir des droits, là où elle paraît singulièrement échouer dans cette entreprise. Cela interroge évidemment sur le rôle réel de la Constitution. Ce constat n’est pas sans frapper si on le compare à la célébration de la Constitution par les constitutionnalistes contemporains : elle aurait enfin une valeur ! Pourtant, on constate toujours la grande faiblesse de ses déclarations, qualifiées d’ « incantatoires » lors de cette journée du 15 octobre. Les dispositions visées n’auraient ainsi aucune espèce de caractère performatif.
Ce ne sont pas tout à fait les mêmes conséquences qui pourraient a priori être tirées des interventions du géographe et de l’anthropologue, car c’est bien à travers les effets réels de certaines dispositions que la Constitution est au contraire abordée. La Constitution aurait donc bien des effets. S’il est souligné que les phénomènes observés, à l’instar des migrations, ne sont pas exclusivement causés par les dispositions constitutionnelles, celles-ci ne sont jamais neutres et ont indéniablement un impact à la fois sur les migrations et sur les destinations des migrations, en fonction des reconnaissances et non reconnaissances constitutionnelles des minorités, religions, ou autres considérations liées à des groupes d’individus. Les Constitutions peuvent avoir un effet répulsif ou un effet attractif. Les dispositions constitutionnelles peuvent ainsi tantôt desservir une catégorie particulière de la population, comme d’autres peuvent être utilisées, instrumentalisées, par d’autres catégories.
On remarque d’emblée que la performativité, cette fois constatée à propos de la Constitution, ne concerne ni tout à fait le même type de dispositions, ni tout à fait les mêmes acteurs. Les dispositions en question sont surtout des dispositions qui différencient, soit qu’elles discriminent négativement, soit qu’elles discriminent positivement en accordant des droits spécifiques. La proclamation d’un droit en général, aurait ainsi moins d’effet que l’affirmation directe ou indirecte d’une différenciation de droit(s). Par ailleurs, c’est bien la lecture de cette différenciation par les individus et groupes d’individus concernés qui occasionne, voire provoque, certains effets, qui ont été, ou non – c’est important, voulus par les constituants. N’est pas ainsi acteur direct de cette performativité, l’Etat, c’est-à-dire l’ensemble du dispositif juridico-politique pourvoyeur de droits, là où il l’est dans l’absence de performativité des droits reconnus, en général.
A ce stade donc, deux éléments d’importance apparaissent à propos de l’ « efficacité » de la Constitution qui conduit à faire une distinction (sur laquelle il y aura certainement lieu de réfléchir de manière très approfondie) entre une affirmation juridique qui s’adresse à tous les sujets de droit de manière indifférenciée, et une affirmation juridique qui s’appuie au contraire sur une différenciation entre les individus ou groupes d’individus.
On est évidemment interrogé par cette analyse, qui nous conduirait à dire que là où la Constitution « réussit », c’est-à-dire, comme il a été constaté, dans ses dispositions différenciatrices, elle échoue sur l’essentiel, l’indifférenciation par l’unité proclamée. Je ne peux assurer que c’est ce que Valérie Robin, anthropologue, voulait effectivement dire, mais c’est en tous les cas ce qui ressort substantiellement de l’analyse de son intervention combinée à celle des autres interventions de la journée.
Reste à introduire, dans ce bilan des analyses de la Constitution, leur abord par l’abstraction, abstraction qui, cela dit, constitue une réalité tangible en ce qu’elle est l’incarnation de nos représentations du monde. Les propos tenus par le psychanalyste et l’historien n’en constituent pas meilleure illustration. La Constitution appartiendrait à l’ordre du symbolique, de telle sorte qu’elle ne remplirait son rôle qu’en n’étant pas la traduction concrète d’une demande sociale qui l’éloignerait de son rôle initial, et qui en ferait perdre l’efficacité. Comment la fonction symbolique joue son rôle, c’est ce qu’il faudrait maintenant déterminer, tel qu’on semble l’admettre pour la Constitution américaine (je publierai d’ici quelques semaines un papier sur cette question de la fonction symbolico-performative des Constitutions contemporaines, dans un cadre institutionnel (publication papier) faisant suite à ma communication prononcée lors du colloque à Science Po au mois de juin 2014 sur Dire, écrire et interpréter le droit (programme), et dans le cadre également de ce site) ? Il n’appartenait évidemment pas à cette journée d’approfondir cette question. Mais c’est peut-être bien pour cette fonction symbolique que les responsables nazis ont plutôt rejeté l’idée de Constitution. Le droit au contraire devait être la traduction de la réalité physique et historique du monde : par son interprétation symbolique du monde, la Constitution représente précisément ce qui est « combattu » par le discours nazi. Plus même, sa lecture « racio-biologique » du droit implique que seuls les êtres « mélangés » ont besoin de normes, de lois, tandis que les êtres purs se gouvernent eux-mêmes, en quelque sorte spontanément. Un tel constat tend ainsi à conforter l’idée de symbolisme constitutionnel, dans lequel il faudrait voir la fonction principale de la Constitution, plus que dans la réalité de ses prescriptions à visée organisationnelle ou déclaratoires. Voy. ici le texte sur L’imaginaire constitutionnel contre la fiction du droit constitutionnel.
L.F. 17-18 novembre 2015.
La publication des actes de la journée d’étude interviendra vraisemblablement dans le courant de l’année 2016. Je vous tiendrai naturellement informés de cette publication. Par ailleurs, avec l’équipe qui a organisé la journée d’étude, et sur la base d’une sollicitation initiale d’un éditeur anglo-saxon, nous rédigeons actuellement un compte-rendu critique – et plus développé que celui-ci – de cette journée. Je ne manquerai pas non plus de vous y donner accès.