Après quoi court la science juridique ?
Réflexions à partir de l’intervention de Jean-Philippe Robé,
associé au sein du cabinet Dunn & Crutcher, sur Le droit dans la constitution du système de pouvoir, séminaire Les usages du droit, 26 mars 2018, La Sorbonne, Paris, animé par Lauréline Fontaine et Yves-Edouard Le Bos
Analyser un discours sur le droit, la propriété et la Constitution est toujours une gageure : s’agit-il d’un discours descriptif, qui dit ce qui est, et dans ce cas le discours est-il critique ? S’agit-il d’un discours programmatique, qui envisage l’avènement, plus ou moins souhaité d’un certain état des choses ? Ou s’agit-il enfin d’un discours normatif, qui dirait ce qui devrait être, selon le souhait et l’opinion de son auteur ? Ces différents types de discours ne sont pas toujours bien séparés ou séparables, et singulièrement s’agissant du discours sur le constitutionnalisme dit « global », dont on n’arrive pas toujours bien à cerner les ressorts et les ambitions exactes. Il est certain qu’il dénote de ce que, incontestablement, quelque chose a changé dans le développement du droit, dans ses perceptions et dans ses représentations. Mais comment, pourquoi, et au nom de quoi, telles sont les questions qui peuvent continuer d’animer une partie de la science juridique contemporaine.
Le discours de Jean-Philippe Robé tombe dans le mille : où le situer exactement ? Il se veut sans doute à la croisée des différents discours : réaliser et prendre acte de ce qui se passe vraiment, en dessiner le mieux possible les contours, mais aussi suivre le mouvement et même, proposer parfois ce qui devrait être.
Quant au sujet, il ne s’agit rien moins que d’acter d’un pouvoir actuel très important des entreprises, qui s’est sans aucun doute hissé au rang de « pouvoir » constitutionnel, à la fois constitutif et supérieur, comme Jean-Philippe Robé l’a rappelé. Le discours, de ce point de vue, se veut parfaitement descriptif et en forme de dévoilement de l’existant (même si par ailleurs déjà dévoilé – autant que promu – depuis près de deux décennies par une abondante littérature non francophone, qu’elle soit anglophone, germanophone ou encore italophone). Quand le discours de Jean-Philippe Robé se fait critique, c’est moins à l’égard de ce qui est décrit qu’à l’égard de ce qui ne l’est pas par tous les autres. La revendication critique de son discours doit en fait être comprise de manière systémique : il l’est, critique, vis-à-vis d’autres discours portant sur le même objet, ou au moins prétendant avoir le même objet. Et c’est d’ailleurs juste en un certain sens : il y a bien matière à critique lorsque la littérature d’une discipline tend à ignorer complètement les transformations de son objet. La « Constitution », ce n’est plus simplement ce qui est inscrit dans l’ensemble des normes d’origine politique dans le but d’organiser l’exercice du pouvoir dit politique, c’est beaucoup un ensemble de règles à respecter inconditionnellement qui ont en commun d’assurer la sécurité, le développement et la suprématie – sinon ce ne serait pas dit « constitutionnel » – de l’activité d’opérateurs économiques désignés et compris comme nécessaires au fonctionnement d’un système social et politique.
La portée critique du discours à l’égard de ce nouvel état des choses qui est décrit semble bien moins développée que s’agissant des autres discours sur la même question. Dévoilée, la réalité n’est donc pas pour autant directement soumise à critique, qui est plutôt laissée à l’appréciation de l’observateur. Plus précisément, il s’agirait d’un discours qui, par le dévoilement d’une réalité en marche (sic), entendrait avertir de ce qu’il ne faudrait justement pas rater le train. Il s’agirait donc plus de suggérer d’accompagner le mouvement, en invoquant à bon prix un volet éthique qui nécessiterait en conséquence une juste intervention d’un Etat, en apparence dépossédé mais dont l’action demeure en réalité tout à la fois réelle et nécessaire. Dit ainsi, l’aspect libéral de la réflexion menée par Jean-Philippe Robé est patent. C’est ce qui me semble d’ailleurs expliquer l’attribution à Jean-Philippe Robé du prix du cercle Montesquieu en 2016 pour l’ouvrage dont la thématique était celle du séminaire : Le temps du monde de l’entreprise. Globalisation et mutation du système juridique. Car c’est indéniablement une reconnaissance que consacre Jean-Philippe Robé, celle des pouvoirs constitutionnels d’un nouveau genre à travers l’espace, le temps et le monde de l’entreprise.
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L.F. mai 2018