Des lois et des hommes
La paix est la tranquillité de l’ordre
Saint Augustin
La mer gronde sur l’île d’Inishbofin, au nord de l’Irlande. James O’Brien, pêcheur, raconte le saumon. Ce poisson, roi de l’océan qui symbolise la mémoire et le savoir, qui pond ses œufs à l’endroit précis où il est né, qui alimente les légendes des hommes, leurs rêves, leurs chants, et organise la société à travers ses rythmes de pêche. Le saumon n’est pas un poisson, il est un totem et, pilier de la structure sociale sur l’île d’Inishbofin, il façonne les règles de vie collective des hommes, scande leurs rites, et produit leurs coutumes. Il lie mers et rivières tout autant qu’habitants de l’île entre eux et avec la côte irlandaise. La voix douce et calme du pêcheur décrit son monde, pénétré de poésie dans la simplicité la plus tendre : il suffit d’exister à la mesure des espèces, de pêcher selon leurs cycles de reproduction, de vivre selon les lois de la mer et de ses habitants, dont les hommes de l’île d’Inishbofin font partie intégrante. On ne se pose pas la question de savoir comment vivre de la mer ; ici, on vit avec la mer, selon ses lois : les tempêtes sont des jours fériés, les rotations des espèces déterminent les lieux et méthodes de pêche, les filets et cages de pêche sont construits et entretenus à l’aune des saisons. Les lois font les hommes, voilà la première impression de l’observateur : l’humanité crée ses lois en fonction des lois physiques, symbiose entre l’homme et la nature qui ne trouve meilleure expression dans la philosophie occidentale que dans le terme grec de cosmos, en même temps beau et organisé – emblème de la « bonne » loi des hommes.
Le saumon et les lois des hommes de l’île d’Inishbofin sont désormais bien loin. Le premier a pour tombeau les chalutiers-usines des firmes multinationales espagnoles, hollandaises, et autres ; et les hommes n’ont de réalité prospective que le droit de l’Union Européenne. Enserrés par cet étau juridique que la volonté la plus tenace ne parvient pas même à faire vaciller, saumons et habitants de l’île sont aujourd’hui cernés par les lois et principes bienveillants de l’écologie européenne – réaction infortune contre un autre principe à la fortune bien connue : la liberté du commerce. Face à la sincérité profonde des hommes et la violence inouïe des lois, que tirer des Lois et des hommes ?
D’aucuns verront la destruction par le « Léviathan européen » du juste et tendre état d’harmonie avec la nature dans lequel vivaient ces hommes, selon « leurs » lois. Seront alors critiquées les institutions européennes – en tête desquelles se trouve la Commission européenne – et leurs relais les États : pouvoir illégitime, lois inadaptées car imposées « d’en haut », non respect des particularités locales, etc. Sentiment politique embryonnaire qui voit dans l’État et l’institution centralisatrice et totalisante l’antithèse de la liberté des peuples. C’est l’argument massue des libéraux modernes : l’État est un mal, bien qu’il soit un mal nécessaire. Il est un mal car il s’impose de toute sa force et de manière globale sur l’ensemble de la société, laquelle n’a pour seul but que de jouir paisiblement de ses libertés naturelles. Mal nécessaire, tout de même, car la liberté, sans lois, opprime. Sentiment politique embryonnaire, un peu simpliste, soit, mais qui autorise cependant la remise en question de principe de l’idée de la centralisation du pouvoir dans une institution totalisante (UE et État irlandais, en l’occurrence).
D’autres verront un questionnement sur le droit non plus axé sur le seule question du pouvoir de l’institution juridico-politique, mais sur la problématique des contradictions en droit. Car ce film-documentaire en est un exemple assourdissant : comment, par le biais de normes juridiques environnementales, le droit parvient-il à organiser non seulement la destruction définitive d’une communauté respectueuse de l’environnement (les pêcheurs de l’île d’Inishbofin), mais encore la destruction généralisée – y compris par les pêcheurs de l’île d’Inishbofin, en respect des lois qui leurs sont imposées – de l’environnement de l’île ? Le juriste a cela de fabuleux qu’il sait excepter la problématique du pouvoir en la subsumant dans celle du droit : par artefact épistémo-idéologique, tout rapport de force est transformé en rapport de droits, que l’on désigne consensualiste et donc pacifié. Ainsi, la question de l’organisation politique d’hier devient celle de l’organisation juridique hétéronome de demain, celle qui fonctionne selon le principe d’équivalence des droits. Dès lors, à chacun (de défendre) le sien – selon ses moyens, postulés égaux : homo homini lupus est, ipso jure[1]. Ce n’est ni en termes de pouvoir ni en termes de légitimité que l’on autorise ces pêcheurs à se défendre dans l’institution juridique, c’est en terme de droits. Glissement insidieux qui dépossède l’homme de la passion poétique et de la puissance poïétique qui, ensemble, permettent de joindre le dire et l’agir, c’est-à-dire de se représenter et de se projeter, de se penser et de se créer. Glissement qui dépossède des hommes du pouvoir de faire le droit et leur impose – en même temps qu’il leur inculque – le droit de revendiquer des droits, ceux qu’on a bien voulu leur donner et de la manière qu’on a prescrite. S’abandonner au maître, est-ce là le prix de la « paix » à payer pour « la tranquillité de l’ordre » ? Le périple de James O’ Brien n’en est que trop clair. Il dure près de dix ans.
D’abord, il s’adresse au représentant local, qui le met poliment à la porte. Ensuite, il prend contact avec le représentant national, qui lui indique que c’est l’Union européenne qui impose ces réglementations. Puis – la chance lui sourit ? – il parvient à pénétrer des associations protectrices des droits locaux au niveau européen. Alors, on lui dit qu’il doit invoquer son droit à la reconnaissance d’une particularité indigène. « Nous nous battrons donc comme des indigènes », dit-il, aussi amusé par le terme et la procédure pour le moins atypique qu’il implique, que stimulé par ses chances de voir sa communauté à nouveau autorisée à pêcher le saumon selon ses us et coutumes. « Indigène », il en défend le statut. D’abord devant la Commission, dans laquelle il observe que les industries de la pêche ont des personnes payées à temps plein, tout au long de l’année, et qui voyagent dans toutes les conférences, pour faire valoir leurs intérêts ; tandis que lui est seul représentant, bon gré, mal gré, des intérêts de ses pairs, une seule fois, et au bout de quatre ans. Son message est entendu, mais reste lettre morte dans la législation. Ensuite, il se présente devant le Parlement européen, mais la houle des pêcheurs ne creuse pas d’une onde la marée normative… Et la présidente de lui dire : « il n’y a pas assez de poisson pour tout le monde », tandis qu’un industriel de la pêche, qui, comme James O’Brien, est contre les lois imposant des quotas, tente de le convaincre que « petit pêcheur, gros pêcheur : même combat ». Sauf que, rappelle le petit pêcheur, les industriels possèdent des bateaux cyclopéens dont la technologie permet de pêcher nuit et jour, par mer plate ou par tempête. James O’Brien et ses fils, eux, sur leurs petits chalutiers, sont désormais obligés de risquer leurs vies en allant pêcher par mauvais temps, car il faut bien vivre – et ce en dépit du fait que les chalutiers-usines remplissent en quelques jours les quotas de saumon imposés.
De fil en aiguille, ces huit années de lutte sont aussi dignes d’un burlesque de Molière que de la fatalité de Faust – selon l’humour qu’on y prête… La cadence des échecs battant les espoirs remplace la romance murmurée par les saumons le soir ; la force du nombre décidé à résister se distille dans quelques pêcheurs obstinés ; la revendication politique première se trouve absorbée par des catégories juridiques délétères. Les hommes, conduits à ne pêcher que le crabe et à l’exterminer par la surpêche impliquée, réduits à acheter des appâts surgelés qu’ils glanaient encore hier, pour pêcher ce homard aujourd’hui en Chine si prisé ; définitivement interdits d’honorer le roi de la mer par la pêche saisonnière et coutumière des siècles passés ; enfin exhortés à quitter leurs demeures pour rejoindre les job centers – déportés ; ces pêcheurs sont désormais disponibles pour faire flamboyer la liberté du commerce – « ceux qui réussissent sont ceux qui font des difficultés de nouvelles opportunités », dit-on à James O’Brien.
S’il faut prendre ce film comme une fable, une fable du droit, il lui faut une morale. On ne citera que trop facilement Phèdre – « Il n’y a jamais de confiance dans l’association avec le puissant » – pour montrer l’illusion doucereuse par laquelle le droit a su charmer ces pêcheurs, leur donnant un statut garantissant des droits, droits à faire valoir contre le puissant. « La raison du plus fort est toujours la meilleure » dit pour sa part La Fontaine. La défense des droits ne saurait passer par le droit ; elle est une action relevant de la force. Or la force n’est jamais seulement qu’une affaire de droit(s) : elle est affaire de pouvoir. Ce qui a manqué aux pêcheurs de l’île d’Inishbofin, ce ne sont pas tant des droits, reconnus par le droit européen dans un système complexe de contradictions de droits, que du pouvoir réel pour voir imposer leurs droits comme des droits politiques à avoir la maîtrise effective de leur territoire, de leurs ressources, de leur production. Ce droit « indigène » qui est invocable dans le système juridique européen est tout autre : il est un droit parmi des droits, selon le principe – fictif mais imposé – d’égale-liberté. Il est un droit qui réduit une volonté politique autonome à un droit hétéronome, un droit qui dépend du système des droits.
Le film-documentaire de Loïc Jourdain, qui frappe tant par l’humanité qu’il contient que par la violence de l’ordonnancement juridique, est une remise en cause profonde du système juridique et de la façon de le penser en termes de droits. Car, l’ineffectivité patente de la résolution juridique des contradictions entre les droits, cette impasse de la « garantie des droits » par le fait brut de l’inadéquation entre le but poursuivi (l’environnement), les moyens mis œuvre (des droits), et l’effet produit (la destruction du pouvoir d’une communauté respectueuse de l’environnement), ce film invoque l’argument de la nécessité, en droit, d’une résolution politique des contradictions juridiques. Il invite donc à une réflexion juridique qui prenne pour axe la voie du pouvoir plutôt que celle des droits ; et incite peut-être plus largement à se détourner de la doxa consensualiste qui veut que tout conflit ne soit qu’affaire de droit(s) pour se recentrer sur la voix des hommes réels qui ne cherchent qu’à préserver leur voie/x du droit.
G.C. novembre 2017
[1] I.e « de plein droit ». La « guerre de tous contre tous » que les hommes – chacun assuré de son plein droit (naturel) – se mènent perpétuellement dans l’état de nature hobbésien, trouve ainsi une très juste transposition, en droit positif, dans dans le principe d’égale-liberté des individus titulaires de droits.