La formule est attribuée à un professeur de droit, ancien ministre de la justice, Jean Foyer, qui ne passait pour un très grand libéral. Elle met en lumière les effets cumulés des deux dispositions de l’article 38 et de l’article 49.3, qui, comme l’article 16 mais sans être prévus, attribuent à une autorité politique le pouvoir de concentrer des pouvoirs normalement séparés. Un 16 bis donc.
L’origine de l’article 16 est historique. Persuadé que si un tel article avait existé en 1940 le président de la République de l’époque, Albert Lebrun, n’aurait pas eu à s’en remettre au nouveau chef du gouvernement, le maréchal Pétain, le général de Gaulle a fait inscrire dans la constitution en 1958 une clause permettant au président, dans le cas – seulement – où l’intégrité du territoire est menacée « d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu », de « sauver » la République.
Dans l’esprit comme dans la lettre de la constitution, le gouvernement n’a donc pas vocation à concentrer tous les pouvoirs puisque seul le président de la République le peut, conformément à sa figure de « gardien des institutions » que l’on trouve inscrite à l’article 5. Mais la constitution donne concrètement au gouvernement beaucoup de possibilités, notamment si elles sont habilement combinées par les institutions en place. L’article 38 d’abord, est celui qui permet au Parlement d’autoriser, pour un temps déterminé et pour un objet déterminé, de faire des lois à la place du Parlement, des lois qu’on appelle des « ordonnances ». Evidemment, l’article 38 a été conçu dans l’esprit que le Parlement donne une autorisation en règle au gouvernement, discutée, réfléchie et contrôlée. Cette nécessité de la discussion, de la réflexion et du contrôle est la conséquence de ce que seul le parlement est composé de représentants élus au suffrage universel, contrairement au gouvernement dont les membres sont tous désignés par le Président de la République.
L’article 49.3 ensuite, qui permet au gouvernement d’obtenir l’adoption de son texte sans vote, sur le texte qu’il détermine seul (en choisissant notamment les amendements qu’il accepte et ceux qu’il rejette). La possibilité de recourir à cette procédure doit être considérée comme une exception puisque, elle ne s’applique que devant l’Assemblée nationale et que, outre la loi de finances et la loi de financement de la sécurité sociale, elle ne peut concerner qu’un seul texte par session (quitte à être utilisé chaque fois que le texte revient devant l’Assemblée nationale pendant la même session parlementaire). Parce que le gouvernement met sa démission dans la balance (le vote d’une motion de censure auquel il s’expose en déclenchant l’article 49.3 l’oblige à la démission), il adresse à sa majorité un message : pour continuer à gouverner, « j’ai besoin de ce texte, sinon je démissionne ». Mais l’article 49.3 permet aussi, comme la situation actuelle le montre, de dispenser tout le monde des exigences de la procédure législative qui sont alors clairement conçues comme des « freins » à l’activité gouvernementale. Il y a ici quelque chose d’étonnant dans cette formule puisque, normalement, la loi est l’œuvre du Parlement – sauf exception de l’article 38 – et non celle du gouvernement, qui doit surtout l’accompagner en la préparant, puis, en la mettant en œuvre par différentes mesures (décrets et règlements).
Dans le cadre d’un régime considéré comme démocratique, la composition collégiale et non homogène sur le plan politique et des intérêts, en connexion en principe avec le paysage national dont les presque 1000 parlementaires (députés et sénateurs) sont issus par la voie du suffrage universel, explique le rôle du parlement dans la fabrication de la loi. Il s’agit de bien faire valoir les intérêts et les enjeux à propos de tous les aspects de la loi envisagée, surtout si celle-ci est complexe et socialement affichée comme fondamentale, à l’instar du projet de loi instituant un système universel de retraite. Déjà la mise en œuvre par le gouvernement de la « procédure accélérée » (procédure dite « d’urgence » jusqu’à la révision de 2008) permet cela : pas d’obligation de respecter la règle des six semaines entre le dépôt du projet de loi auprès de l’Assemblée nationale et la délibération de celui-ci en séance, pas d’obligation identique devant le Sénat (portée à un délai de 4 semaines). Emmanuel Macron avait prévenu, puisque son programme de candidat à l’élection présidentielle en 2017 le disait clairement : « Nous ferons de la procédure d’urgence la procédure par défaut d’examen des textes législatifs afin d’accélérer le travail parlementaire » (p. 27).
L’usage de l’article 49.3 est donc ici un moyen d’accélération supplémentaire de l’adoption d’une loi, dans un esprit contraire à la conception fondamentale de la loi comme acte délibéré par différents intérêts qui peuvent être contradictoires. Mais c’est la combinaison avec l’article 38 qui donne à son usage un caractère plus exceptionnel encore.
Il se trouve que le projet de loi instituant un système universel de retraite déposé par le gouvernement le 24 janvier dernier auprès du bureau de l’Assemblée nationale, à propos duquel le gouvernement a décidé d’engager l’article 49.3, contient 29 cas d’autorisations données par le parlement au gouvernement pour faire des lois à sa place. Le projet de loi était déjà rendu très complexe par ces renvois très importants aux ordonnances, donnant souvent peu de visibilité à l’ensemble. Ce texte « à trous » comme il a été dit, était ainsi contesté dans sa valeur même de texte présentable et à délibérer par les parlementaires pour en faire une loi. Mais le recours à l’article 49.3 fait que les renvois, qui sont autant de demandes d’habilitation, c’est-à-dire 29 fois, sont donc accordées sans discussion adaptée, réflexion ou même contrôle. Un débat général seulement à partir des motions de censure, auquel on doit ajouter les 13 jours de travail de l’Assemblée, ce qui, à propos d’un texte de 168 pages, particulièrement complexe, s’avère faire bien peu de cas de cet avenir des retraites en territoire français.
Le gouvernement a sorti « l’arme nucléaire » comme l’article 49.3 a été si souvent qualifié, et il n’a pas eu à demander les codes : la majorité parlementaire semble se projeter avec une délectation certaine dans cette « dictature » gouvernementale, ainsi que la nommaient les romains lorsqu’ils décidaient de confier tous les pouvoirs, celui de commander, de faire la loi et de l’exécuter, à une seule personne, « le dictateur », pour résoudre une crise liée à des invasions ou des tentatives de coup d’Etat. Dans l’empire romain, le dictateur remettait ses pouvoirs lorsqu’il avait accompli sa mission de restauration de l’ordre. L’article 49.3, lui, ne se rend pas .
Par Lauréline Fontaine, le 3 mars 2020