En être ou pas
Les nominations et désignations à des postes dépendant de l’Etat se présentent et sont toujours présentées de la même manière, fondées sur les compétences et les qualités supposées uniques des personnes considérées, offrant ainsi tous les atours de la légitimité. Une légitimité particulièrement bien circonscrite, cela dit. Pour être nommé à des fonctions « qui comptent » en effet, il faut soit faire ou avoir fait une carrière politique, soit travailler comme administrateur et haut-administrateur dans le giron des politiques, soit être passé sous les fourches caudines de quelques lieux institutionnels, publics ou privés, c’est-à-dire avoir fait les quelques écoles dites prestigieuses ou avoir travaillé dans certaines grandes entreprises.
J’avais commencé ce petit papier à l’occasion de la nomination de Lionel Jospin au Conseil constitutionnel, dont Claude Bartolone, l’auteur de la nomination, indiquait qu’il a de très grandes qualités et que celles-ci ne sont pas assez utilisées (Le Monde du 9 décembre 2014).
S’agit-il ici d’en douter ? Non car là n’est pas le problème… et c’est bien ça le problème ! Le procédé est insidieux : alors que l’espace au sein duquel une personnalité est choisie se trouve être en contradiction avec le principe de l’égalité d’accès aux emplois publics, une nomination opérée via un système de sélection particulièrement restreint ne serait pourtant pas contestable dès lors que la personne concernée offre « toutes les qualités » pour ce poste : la démocratie n’y perdrait donc pas. C’est évident non ? La justification a l’effet d’un verrou de légitimité. Mais il se trouve qu’on peut sans difficulté dire que la démocratie contemporaine demande bien plus. Non seulement le processus de sélection devrait être, en soi, élargi autant que possible à l’espace social tout entier, qui fait le corps de la démocratie, mais, en plus, cela permettrait certainement que le personnel politique puisse ainsi accéder à ce qu’il paraît toujours autant méconnaître, à savoir une meilleure connaissance de cet espace pour lequel il est censé prendre des décisions.
Ce processus de croisement des intérêts et des compétences reste complètement « à la charge » des individus isolés qui, par des efforts titanesques (et avec souvent un peu de chance dit-on), parviennent à se hisser et à s’insérer dans cet espace réduit qu’est le politique. Ce dernier en revanche fait lui très peu d’effort pour ouvrir sa fenêtre. Le résultat n’est pas bon car les efforts des premiers les ont conduit à endosser les habitudes et coutumes du dernier : l’ « air », si on peut dire, n’est donc pas vraiment renouvelé par l’entrée de ces persévérants.
S’agissant des nominations au Conseil constitutionnel, pour revenir à l’origine de ce billet, il y a là aussi une spécificité française : elle ne tient pas au fait, contrairement à ce qu’on entend ou lit souvent, du caractère « politique » de la nomination. Toute nomination est politique, et il n’existe pas de raisons qu’elle ne le soit pas, ni de raisons de s’en émouvoir. Les nominations des membres de la Cour suprême américaine ou de la Cour constitutionnelle allemande, peu ou prou équivalents de notre Conseil constitutionnel, sont toujours elles aussi politiques. Mais la différence d’avec le système français, c’est que, pour politiques que soient les nominations, elles ne sont pas moins fondées sur des compétences professionnelles incontestables : aucun président américain et nulle chambre législative allemande ne songerait à nommer dans leurs cours suprêmes et/ou constitutionnelles d’autres personnalités que des « grands » professionnels du droit, qu’ils soient magistrats, avocats ou professeurs de droit (et qui ont effectivement exercé ces professions pendant de très nombreuses années). Comme une première étape, la compétence est reconnue en dehors de la stricte classe politique : cela ne signifie cependant pas que les nommés en question soient éloignés du milieu politique : en général même, ils en sont proches. Une deuxième étape donc consisterait à ouvrir le regard au-delà de l’espace arpenté par le politique. Sans qu’il s’agisse là d’un conseil, on peut simplement constater que, dans différents domaines, quelques rapides promenades sur le web permettent de « repérer » des personnes véritablement talentueuses et qui ne se plaisent pas quotidiennement à flirter avec le monde politique.
Il n’y a même pas de frontières entre la gauche et la droite : les uns et les autres naviguent entre les postes, politiques et publics. Concernant le conseil constitutionnel, cela devrait être un acte politique que les personnes qui le composent soient en quelque sorte « éloignées » de la sphère politique. On pressent bien l’incongruité de cette proposition.
L. F. Décembre 2014-décembre 2015