Le texte constitutionnel est toujours un contexte
Quels outils pour « lire » les Constitutions ?
Avertissement : Ce texte est une version remaniée d’une communication faite au colloque « Une Constitution, pourquoi faire ? Entre spécificités nationales et consensus européen », qui a eu lieu non loin de Budapest les 9-10 mars 2013, dont les actes ont été publiés en 2014 par la fondation Jozseph Karolyi. Il est important de préciser que mon impression lors de ce colloque ne fut pas bonne du tout, et que l’intérêt intellectuel manifesté par les organisateurs du colloque à propos des controverses sur la nouvelle Constitution Hongroise de 2011 ne masquait hélas pas une véritable adhésion à ce nouveau texte (et il y en eut de nombreux défenseurs pendant colloque), et précisément à ce contexte dont il est question dans les lignes qui suivent. Comme presque toujours, l’idée de « contexte » que j’invoque ici peut délibérément être entendue dans un sens où je ne l’entends pas : je ne cherche pas à justifier un texte en dessinant sa généalogie qui en explique la naissance, mais bien à rassembler tous les éléments, dits et non-dits, qui permettraient d’en saisir la portée véritable, c’est-à-dire la manière dont la Constitution se diffuse dans l’espace social, comme le reflet d’un ensemble d’idées et de récits, souvent déjà présents dans l’espace social, mais qui prennent corps avec l’écriture du texte/
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La Constitution n’est pas seulement une affaire de texte, sur lequel presque seuls les juristes spécialistes se pencheraient pour en faire ressortir la substantifique moelle. Certes ils savent en dire quelque chose de spécifique et ils savent repérer dans le texte les techniques qui permettraient d’utiliser – ou de ne pas utiliser – le texte dans un ou plusieurs sens déterminé-s. Parfois ils savent aussi éclairer certaines dispositions par le recours à une connaissance juridique historique, par le recours à la connaissance de la jurisprudence d’un ou de plusieurs juges, ou enfin parfois, par le recours à des connaissances de droit comparé. Mais, comme juriste, se contenter de poser un regard, même acéré du point de vue de la technique juridique, sur le texte, est aujourd’hui faire preuve d’un aveuglement presque coupable, tant c’est ignorer la prégnance du contexte dans lequel le texte est produit. La Constitution est en effet aussi, et peut-être avant tout, une affaire de contexte. La Constitution véhicule avec elle des représentations et des usages, qui sont autant de partis pris au sein d’un système plus vaste de représentations et d’usages. Aujourd’hui, ce système est à la fois national, régional, européen et international ; il est à la fois réfléchi et spontané ; il est à la fois politique, social, économique et romantique certainement. Enfin, et on touche là à la difficulté d’apprécier la portée véritable d’une Constitution, on peut dire que la Constitution est le résultat d’un ensemble de contraintes, internes et externes, et de décisions politiques. Il me paraît important de souligner que la Constitution est bien un choix. Elle est même toujours un choix : choix de l’adopter, choix de la réviser, choix de l’invoquer. Son contenu est un choix. Son organisation est un choix. Il s’agit alors, pour le constitutionnaliste surtout, et pour tous les autres qui s’y intéressent, de révéler et d’éclairer sur motivations réelles qui ont présidé aux choix. Et cela bien sûr ne se limite pas à des questions de technique constitutionnelle, mais s’étend évidemment, nécessairement, même, au niveau des principes et des visées concrètes du texte, au vaste ensemble idéologico-historico-politico-économique à l’œuvre dans et par la Constitution. Il s’agit notamment par-là de révéler ce qui n’apparaît pas d’évidence. Un texte on le sait est toujours pétri de « potentialités » : il y a ce qu’on veut ou prétend faire avec une Constitution, à un moment donné, et il y ce qu’on en fait dans un contexte déterminé. Il y a aussi ce qu’on peut en faire l’instant d’après, qui a parfois été imaginé l’instant d’avant, et qui parfois aussi ne l’a pas du tout été, et qui traduit le changement de contexte, tout changement de contexte produisant un changement dans la portée du texte.
Se pencher sur un texte constitutionnel en limitant le regard aux énoncés constitutionnels s’apparente donc non seulement à une démarche incomplète, mais peut très souvent aboutir à des résultats erronés, trompeurs, et donc souvent, dangereux, quant à la portée des Constitutions. S’il est certainement illusoire de vouloir saisir ainsi la totalité du phénomène constitutionnel, au moins peut-on procéder de manière plus systématique qu’on ne le fait habituellement à un examen « méthodique » des constitutions à partir d’une série de questions qu’il conviendrait toujours de se poser, en plus d’une interrogation sur la potentialité sémantique et juridique des énoncés constitutionnels : pourquoi adopter, réviser ou invoquer une Constitution ? Quelle a été la mesure de l’idéologie[1] des rédacteurs de la Constitution dans l’écriture définitive de la Constitution ? Quel était le contexte social, politique, économique et juridique de l’adoption de la Constitution ? Quel est celui de l’application, de l’interprétation et de la sanction de la Constitution ? Quelle est l’idéologie des autorités qui appliquent, interprètent ou sanctionnent la Constitution ? L’éclairage du sens de la Constitution, de ses ambitions et de sa signification, passe par la prise en compte du contexte pertinent. Il suppose la détermination des éléments pris, ou non, en compte, par les constituants : que savent-ils et que ne savent-ils pas, que choisissent-ils d’apprécier comme contraintes et ces contraintes en sont-elles vraiment ? A partir de cela, que choisissent-ils de faire, de dire, et pourquoi ?
La signification de l’acte d’adopter, de réviser ou d’invoquer une Constitution dans l’Europe contemporaine se mesure donc principalement à ses ambitions, mises en lien avec le contexte – et son intériorisation par les différents acteurs – dans lequel elle s’insère. Il est enfin important de préciser que si le contexte produit le texte, ce n’est pas selon un rapport de causalité : la Constitution n’est pas donnée, elle est choisie. Parce qu’elle est du droit, elle interprète le monde de sa fenêtre.
Dans ce travail d’éclairage et de compréhension, on ne peut méconnaître la portée du comparatisme. Si, en matière constitutionnelle, le comparatisme est aussi ancien que l’observation des institutions politiques, ça n’est pas sans raison : il est probable que la visée de cette pratique comparatiste depuis Aristote ait bien été d’identifier les mécanismes qui, dans un contexte donné, permettraient d’obtenir le meilleur système de gouvernement possible. Partant, la possibilité même de s’interroger sur la raison d’être d’une règle contenue ou produite par un énoncé constitutionnel est en quelque sorte consubstantielle à son écriture. L’analyse axiologique des règles est quasiment induite par l’existence et l’élaboration de ces règles : il n’y a pas de neutralité possible, et au moins faut-il en rendre compte pour en délivrer une analyse qui ne soit pas hors de propos.
Dans l’Europe contemporaine, on peut se demander si les diversités et les constantes dans les Constitutions traduisent des diversités et des constantes dans les représentations et les usages de la Constitution, c’est-à-dire dans ce qu’on veut faire avec une Constitution. Surtout, car c’est une question qui semble se poser avec acuité dans l’Europe contemporaine, les diversités et les constantes peuvent-elles être analysées, voire être appréciées, les unes par rapport aux autres? Identifier le contexte pertinent met alors à jour, nécessairement, les controverses autour du texte constitutionnel et de l’acte de le poser, de le réviser ou de l’invoquer.
Si en on met en relation la forme, le contenu, et la temporalité des Constitutions, on doit dire que, en tant que tels, les uns ne peuvent se comparer sans les autres : par exemple, le contenu d’une constitution ne peut être apprécié sans ses références temporelle et spatiale. Car, par exemple, dire quelque chose hier, n’a pas du tout la même portée que le dire aujourd’hui, qui plus est selon les lieux. Par exemple, on doit, aujourd’hui, en Europe, interpréter différemment un texte qui se réfère à Dieu et qui a été écrit plusieurs décennies auparavant, et celui qui introduit tout juste cette référence : le contexte a changé, et il ne paraît raisonnablement pas possible d’attribuer à ces deux textes, et pour l’époque contemporaine, la même signification. Par exemple le Préambule de la Loi Fondamentale allemande de 1949 indique que, « Conscient de sa responsabilité devant Dieu et devant les hommes, animé de la volonté de servir la paix du monde en qualité de membre égal en droits dans une Europe unie, le peuple allemand s’est donné la présente Loi fondamentale en vertu de son pouvoir constituant », préambule duquel s’ensuivent une série de droits fondamentaux dont la protection présente un aspect essentiel de la philosophie constitutionnelle allemande de 1949. Cette référence ne peut pas être interprétée en 2015 de la même manière qu’elle aurait pu l’être en 1949, car le contexte a changé, qui, pour l’essentiel, a « écarté » Dieu des affaires constitutionnelles. Du même coup, l’introduction de cette référence dans la Constitution hongroise de 2011 a de quoi étonner, en contexte européen : l’interjection « Que Dieu bénisse les hongrois ! » ouvre la Constitution et « le rôle que le christianisme a joué dans la préservation de notre nation » est « reconnu » quelques lignes plus loin dans la Profession de foi qui sert de préambule. Cela signifie que les rédacteurs hongrois entendent eux s’écarter de la logique constitutionnelle à l’œuvre en Europe depuis plus d’un demi-siècle. Cet éloignement doit ainsi être plus profondément interrogé qu’il ne l’a été jusqu’à présent[2] car il traduit sans aucun doute une manière de voir qui colore, d’une part, les autres dispositions de la Constitution, et l’application de la Constitution, d’autre part, dès lors que ses rédacteurs sont encore ceux qui exercent effectivement le pouvoir politique sur son fondement[3]. Adopter, réviser ou invoquer une Constitution en Europe ne peut pas être considéré de la même manière aujourd’hui qu’il y a 70 ans ou même 20 ans. La temporalité comme l’espace dans lequel l’une de ces actions s’opère – adoption, révision ou invocation – ajoutent en signification de l’acte lui-même et de son contenu.
Partant, la portée de l’adoption, de la révision et de l’invocation d’une Constitution dans l’Europe contemporaine, doit s’examiner au regard de quatre données principales : un donné constitutionnel déterminé, à savoir la Constitution dans l’ensemble de ses énoncés ; un donné historique latent, c’est-à-dire l’histoire nationale (comprise son histoire constitutionnelle) ; un donné historique « européen » connu, c’est-à-dire l’histoire du constitutionnalisme, comme philosophie et comme pratique ; enfin un donné socio-économique, national et extra-national, à la fois dans sa réalité et tel qu’intériorisé par les différents acteurs concernés.
Les données propres à chaque Constitution : le texte constitutionnel et le contexte national. Par définition, ces deux premiers donnés sont exclusivement relatifs à une Constitution déterminée. S’il est donc délicat d’en dire quelque chose sans se référer à une Constitution en particulier, on peut en revanche formuler des remarques sur la manière de lire les Constitutions de ces points de vue. D’abord, et contrairement à une idée parfois répandue, qui a notamment été avancée au moment de l’adoption controversée de la Constitution hongroise en 2011, l’histoire, et notamment nationale, n’a aucune force normative par elle-même. Dans sa réalité, nous ne connaissons pas l’histoire. Nous ne connaissons que les éléments que nous choisissons, à un moment donné, de faire figurer dans ce concept. L’histoire est toujours le produit d’un choix, d’un tri entre différents éléments, qui permet ainsi d’évacuer certaines périodes et d’en conserver d’autres, d’évacuer certaines idées pour en conserver d’autres. Il est important donc de prendre conscience des choix qui ont été faits, de ce qui a été écarté aussi, de manière plus ou moins artificielle. Si on pose souvent la question d’ « une Constitution : pourquoi faire ? », il est préférable d’identifier chaque fois ce qu’on pense faire avec la Constitution, soit qu’on l’adopte, soit qu’on la révise, soit qu’on l’invoque. Pour chacune de ces actions, adopter, réviser ou invoquer, plusieurs réponses sont possibles, en fonction de visées idéologiques ou pratiques souvent, mais aussi en fonction de la place que l’on occupe. Pour un individu par exemple, invoquer la Constitution contre le pouvoir n’a évidemment et nécessairement pas le même sens ni la même portée que le fait, pour le pouvoir lui-même, de provoquer une révision de la Constitution. Pour un même texte, dans un même lieu et un même temps, il existe presque toujours non seulement des représentations mais aussi des usages distincts. La diversité de représentations et d’usages de la Constitution est une réalité qui illustre qu’elle prend sens à travers leurs croisements[4]. Il existe presque toujours plusieurs versions de la Constitution qui se confrontent, impliquant que la règle constitutionnelle, comme toute règle de droit, soit toujours soumise à la discussion. En ce sens, l’argument de la souveraineté constituante qui délégitimerait la discussion, voire la contestation du texte constitutionnel, est contraire au principe du constitutionnalisme. Ça n’est pas parce que la Constitution est un acte de souveraineté qu’elle n’est pas discutable.
De manière shématique, il y a deux manières de se représenter une Constitution, son rôle, et notamment sa relation avec les faits : soit on considère qu’une Constitution est (ou ne doit être que) le reflet d’un état des choses et du droit au moment où elle s’écrit, soit elle est envisagée du point de vue de son caractère performatif qui fait qu’en disant, elle créera en quelque sorte une contrainte nouvelle destinée à obtenir un certain état des choses et du droit. On sait la différence souvent présentée entre les bills anglais du XVIIè siècle et la Déclaration française du XVIIIè siècle, qui consisterait en ce que les premiers ont pris acte d’un consensus qui s’est réalisé à un moment donné, tandis que la seconde, si elle a pris acte de la victoire de certaines idées développées auparavant, a surtout eu pour ambition de fonder un modèle de société irréalisé jusqu’alors. On sait ainsi les reproches assez violents adressés par l’irlandais Edmond Burke à l’égard des révolutionnaires français. Ceux-ci auraient eu la prétention de vouloir déterminer un modèle universalisable pour l’avenir, au lieu de se contenter d’organiser pragmatiquement la société française libérée de l’Ancien Régime[5]. On sait aussi la controverse qui a opposé dès la fin du XIXè siècle l’allemand Georg Jellinek et le français Emile Boutmy siècle sur l’origine et la portée de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789[6]. Faire de l’acte constitutionnel un acte prospectif, normatif et programmatique n’est pas du tout la même chose que d’en faire un acte simplement recognitif, ce qu’elle est évidemment toujours un peu. Elle est en effet toujours le résultat d’un consensus minimum à un moment donné sur la question, mais ce consensus porte sur ce que l’on veut qui soit reconnu comme étant déjà. Le droit peut ainsi devancer l’état des pratiques sociales pour la faire avancer dans un sens souhaité, ou, s’appuyant sur la solennité de l’écrit du droit, figer l’état de ces pratiques – au moins celles que l’on a identifiées comme étant bonnes – à un moment donné, en les considérant comme étant celles qu’il convient de préserver. C’est une telle démarche qui est à l’œuvre dans le processus de révision de la vieille Constitution du Luxembourg datant de 1868. Dans l’exposé des motifs de la proposition de révision (qui est en réalité une « refonte » de la Constitution), il est indiqué qu’il s’agit de mettre fin aux « fictions », « expression désignant une interprétation des textes constitutionnels qui ne correspond plus avec le texte réel, du fait de l’évolution pratique »[7]. A ce sujet, le projet d’avis de la Commission de Venise du 4 décembre 2009 indique dans son point 30 que « L’objectif du constituant est de faire correspondre le texte de la Constitution à la pratique constitutionnelle et de supprimer les dispositions désormais caduques. Cet objectif de cohérence est largement atteint par la présente révision constitutionnelle »[8]. Une controverse avait animé un temps le débat français sur l’éventualité de réviser l’article 20 de la Constitution de 1958 au motif qu’il ne correspondait pas à la réalité : alors que la norme constitutionnelle prévoit que « Le premier ministre détermine et conduit la politique de la nation », la pratique ne lui laisse que la conduite, le Président de la République remplissant la fonction de détermination de la politique de la nation. Il fut ainsi proposé de mettre l’article 20 en accord avec la pratique institutionnelle[9], là où il aurait été possible de souhaiter que la configuration institutionnelle s’inscrive dans la logique normative. Deux visions donc de la norme constitutionnelle, qui s’affrontent dans l’arène de l’argumentation politique et doctrinale. La portée de cette alternative, qui concerne le droit en général, prend des allures particulières s’agissant de la Constitution puisque, depuis les débuts du constitutionnalisme, on considère que certains principes et certaines règles doivent figurer dans toute Constitution, la séparation des pouvoirs ou la garantie des droits par exemple : doit-on en conclure que ces principes et règles ne font toujours pas partie de l’existant, et que donc le constitutionnalisme échoue plutôt dans ses ambitions, ou doit-on au contraire conclure que ces principes et règles sont effectivement à l’œuvre et qu’il convient de les préserver ? La réponse est sans doute différente dans chaque cas : si la séparation des pouvoirs résulte de la norme constitutionnelle et pas de la pratique, cela fait de la norme constitutionnelle une norme à visée performative ; si elle est une pratique, la norme constitutionnelle présente un caractère recognitif. Peut-on alors envisager qu’une même Constitution présente, selon les énoncés qu’elle contient, soit un caractère performatif, soit un caractère recognitif ? Sans doute oui, mais il faut alors en tirer les conséquences : la relation de la Constitution aux faits n’a rien de « naturel », elle résulte d’un choix, toujours, des constituants. Prétendre que la norme constitutionnelle s’impose, quasiment comme un fait – ex facto jus oritur – est au mieux une croyance erronée, au pire une supercherie et souvent certainement les deux à la fois. La conséquence est qu’un discours de cette nature n’est justement pas sans conséquence en entretenant l’idée d’une force inhérente aux faits qui supporteraient la règle : en bref, les normes ne sont pas contestables parce qu’elles sont en quelque sorte naturelles. Si en plus l’idée d’un droit naturel est séduisante, alors le bénéfice pour les autorités titulaires du pouvoir est immense : la séduction alliée à la force de la nature permet un exercice du pouvoir passant peu par la discussion. L’adoption de la Constitution hongroise en 2011, peu discutée par les différents acteurs (l’opposition n’a pas participé aux débat, aucun référendum n’a été organisé et les questions envoyées individuellement aux électeurs pendant l’élaboration de la Constitution étaient vagues, mal posées et n’ont pas non plus fait l’objet de discussion), paraît être la transcription d’un tel discours : « Nous respectons les acquis de notre Constitution historique et nous honorons la Sainte-Couronne, qui incarne la continuité constitutionnelle de l’État hongrois et l’unité de la nation » (alinéa 17 de la Profession de foi placée en tête de la Constitution).
Les données connues du constitutionnalisme et le contexte international et européen. L’adoption et l’invocation d’une Constitution dans l’Europe contemporaine ne se font pas sans arrière-pensées ni méconnaissance du sens généralement accordé au fait pour un Etat de se déclarer constitutionnel. Le constitutionnalisme est un mouvement politique et juridique dont la diffusion partout en Europe depuis le XVIIIè siècle peut être considérée comme un acquis historique. L’idée fondamentalement « positive » qui lui est accolée n’est évidemment pas étrangère au fait que, au-delà des frontières européennes, la quasi-totalité des Etats sur le plan international s’est doté d’un texte constitutionnel. Celui-ci dispose ainsi sur le plan de l’idéologie une autorité morale supérieure à l’absence de texte. Cette autorité morale, qui fonde aujourd’hui l’action de la fameuse Commission de Venise ou sur laquelle repose une partie des critères de Copenhague de l’Union Européenne, repose sur plusieurs éléments qui l’ont construite, et supposés maintenant connus de tout acteur qui s’en revendique par le fait même qu’il accepte l’autorité morale de la Constitution. Parmi ces éléments, figure le rôle du principe même du recours à une Constitution dans la construction du pouvoir depuis le XVIIIè siècle, et figure aussi le rôle joué ensuite par l’apparition des mécanismes permettant d’assurer la suprématie de la norme constitutionnelle dans la construction et l’exercice du pouvoir. Enfin, ce sont des tris successifs et les choix historiques qui ont été faits quant aux meilleures techniques constitutionnelles et aux principes les plus fondamentaux. A propos de ces trois éléments, de sérieuses remises en cause sont à l’œuvre dans l’Europe contemporaine, qu’il serait plutôt judicieux de ne pas feindre d’ignorer, car, de toute évidence, le consensus symbolique autour de l’acte constitutionnel et de son contenu nécessaire, semble ne pas exister, ni au niveau national ni au niveau européen.
Les remises en cause de l’héritage constitutionnaliste. Le sens originel du constitutionnalisme est qu’établir une Constitution, de préférence écrite, permet d’éviter l’arbitraire, en fixant un cadre – et donc en encadrant le pouvoir – pour que son exercice soit modéré. Ce principe de modération du pouvoir, qui suppose le pluralisme, est inscrit dans les gênes du constitutionnalisme. Presque dès les origines, le principe du constitutionnalisme se veut également universel dans son principe, un universalisme qui se traduit au plan des principes sur lesquels doit s’appuyer une Constitution, et principalement la Séparation des pouvoirs et la garantie des droits. Ce « cœur » de la Constitution, caractéristique de son universalité, semble toutefois contesté par ce qu’on pourrait qualifier de nationalisme constitutionnel, et qui conduit les institutions constitutionnelles contemporaines à faire valoir un autre cœur, celui de l’identité constitutionnelle, dont on peut douter que la séparation des pouvoirs en fasse toujours partie, non plus que l’ensemble des droits fondamentaux[10]. Si on peut identifier les différents éléments, nationaux et européens, qui ont concouru à l’émergence de ce concept, et si les discours à son propos paraissent la faire découler de la suprématie de la Constitution, on ne peut s’empêcher d’y voir un concept inventé à la va vite, pour tenter, par l’affirmation de soi, de limiter les effets de l’externalité juridique (entendez le fait que des normes essentielles à la régulation soient fabriquées à l’extérieur d’un Etat donné), ressentie plutôt comme une extranéité juridique. L’identité constitutionnelle n’a pas d’historicité véritable avant le XXè siècle et même la fin du XXè siècle : elle n’est pas, précisément parce qu’elle correspond à une idée nationaliste, fondée sur l’universalisme du constitutionnalisme. Il me semble que la notion d’identité constitutionnelle trouve son origine dans le lien électoral représentatif entre les gouvernants et les gouvernés, deux entités réunies à travers celle unique d’identité, que la Constitution traduirait. A travers elle se cristallisent les tensions entre la force du droit comme facteur de limites et de stabilité, notamment quand il ne vient plus de l’intérieur – ce qui est le cas du contexte européen – et celle du suffrage comme facteur de légitimité. Il me semble que c’est principalement pendant la première partie du XXè que cette forme de constitutionnalisme a pris naissance en Europe, qui a permis l’instauration de régimes autoritaires, à partir du suffrage, et qui se sont ensuite renforcés par le recours à la force du droit, par l’intérieur, et l’usage frelaté de l’idée constitutionnelle, qui se meut alors plus tard en identité constitutionnelle. Cela interroge forcément sur sa légitimité dans le cadre de cet héritage. Peut-on à la fois se revendiquer de l’autorité du constitutionnalisme fondé sur un héritage historique déterminé et agir selon des concepts qui en sont peu ou prou détachés, voire contraires ? Car de deux choses l’une, ou l’on se revendique de l’idée dérivée du constitutionnalisme originaire, dont la vocation est l’encadrement du pouvoir politique, ou on revendique une autre forme de constitutionnalisme à travers l’identité constitutionnelle, mais qui reste à définir, et qui ne peut, sans usurpation, recevoir l’onction de l’autorité morale de la Constitution fondée sur un autre héritage.
Il existe évidemment bien des manières de se détourner de l’héritage constitutionnaliste, qui ne se cristallisent pas toujours dans des concepts. La simple modification d’une technique ou même sa disparition subreptice peut trahir une idéologie ne faisant pas la part belle au constitutionnalisme. La Constitution comme mode de structuration du pouvoir ne peut plus seulement être considérée comme une question de principe : elle doit maintenant être aussi considérée du point de vue du choix des techniques pensées comme les mieux à même d’épaissir le principe d’origine, de lui donner véritablement corps. Ainsi du principe de la démocratie élective qui ne se pense plus du tout seulement comme un principe, mais comme recouvrant un ensemble de techniques sans le respect desquels le principe choisi à l’origine n’aurait pas de réalité. A la recherche d’un probable graal, il n’en demeure pas moins que la réflexion autour des techniques constitutionnelles se fait de plus en plus affinée, sophistiquée, évolutive. Cette réflexion, qui se déploie notamment dans le cadre européen du conseil de l’Europe (les travaux de la Commission de Venise sont particulièrement importants de ce points de vue, ceux du Bureau des Institutions Démocratiques et des Droits de l’Homme de l’O.S.C.E. tendent aussi à le devenir), correspond à ce que cherchent les gouvernements et les peuples depuis longtemps : mettre en accord les techniques constitutionnelles et politiques avec les visées de la philosophie politique. La Constitution ne sert pas à autre chose, et c’est de ces visées que, dans la théorie politique, elle tire sa force symbolique. Lorsque, aujourd’hui, une institution née de ce processus disparaît, sans trouver d’équivalent dans une nouvelle institution, c’est plus qu’une entorse au constitutionnalisme qui se produit. Faire disparaître des compétences exercées auparavant par une cour constitutionnelle sans établir par ailleurs un contrôle équivalent, modifier en cours de route le mandat des juges constitutionnels pour permettre la nomination anticipée de nouveaux juges par une majorité politique qui les craint, et, dans un même mouvement (c’est ça qui est important), rendre constitutionnelles des dispositions auparavant annulées par la Cour constitutionnelle, sont autant d’actes qui marquent une défiance vis-à-vis du constitutionnalisme libéral. Telle a été l’action du pouvoir hongrois depuis 2011. Il est possible également d’analyser l’abandon par le Conseil constitutionnel français de la jurisprudence dite de l’ « effet-cliquet » comme un éloignement de l’idéologie constitutionnaliste : au motif plus ou moins revendiqué que la protection toujours plus grande de certains droits se serait faite au détriment de celle d’autres droits[11], on assiste tout au contraire à une régression assez nette de la protection des droits, comme les textes adoptés ces dernières années en France en matière de sécurité intérieure et de renseignement l’illustrent à loisir.
Penser le constitutionnalisme dans le contexte économique, politique social et culturel, national, européen et international. L’universalisme originel du Constitutionnalisme ne déploierait peut-être pas des effets, que l’on peut qualifier d’allergènes, s’il n’évoluait pas dans le cadre plus général de ce qu’on appelle couramment la globalisation et la mondialisation, dont les principaux effets sont sociétaux et économiques. Le fait que les réactions à ces phénomènes puissent s’incarner dans la norme constitutionnelle est intéressant. L’adoption ou la révision d’une Constitution devient un enjeu de la relation entre le national et l’inter- ou le supra-national et, au-delà, un enjeu du système économique et social tout entier. La Constitution comme choix ou comme contrainte se présente alors avec la plus grande ambiguïté : on doit constater qu’aucun Etat n’a le même texte constitutionnel, et en même temps qu’il existe indéniablement une ascendance contemporaine de questions économico-sociales sur les constitutions dont on attend qu’elles valident des choix qui ne dépendent pas d’elles. Et la Constitution étant un acte de faire autant qu’un acte de dire, on comprend en quoi elle représente un point de tension entre ces deux réalités, le dire et le faire[12]. La fameuse lettre « secrète » envoyée le 5 août 2011 au président du conseil italien par un président et un ancien président de la Banque centrale européenne[13] est un exemple de ce qu’il apparaît de plus en plus nécessaire de penser la constitution « en contexte » : « L’emprunt, y compris la dette commerciale et les dépenses des collectivités régionales et locales devra être soumis à un contrôle strict, conforme avec les principes de la réforme en cours des relations fiscales intergouvernementales. Étant donné la gravité de la situation actuelle des marchés, nous considérons comme essentiel que toutes les actions mentionnées dans la première et la deuxième section ci-dessus soient adoptées au plus vite par décrets-lois, suivi d’une ratification parlementaire fin septembre 2011. Une réforme constitutionnelle durcissant la législation fiscale serait également appropriée ». L’ensemble de la lettre a la même tonalité. Cette fois c’est une conception de la Constitution purgée de sa nationalité qui est avancée, contrairement au cas hongrois, mais, de la même manière, son contenu parait devoir essentiellement dépendre de choix indifférents à l’héritage constitutionnaliste. On dira qu’on touche là à des problématiques classiques, telle que l’instrumentalisation du droit, et pourtant cette dernière ne semble toujours pas faire partie de l’analyse constitutionnelle. L’instrumentalisation de la norme est en effet une pratique multiséculaire. Par une Constitution, la théorie dit qu’un peuple se donne les moyens de conserver ou de conquérir une forme de liberté, en limitant le pouvoir chargé d’exercer sa souveraineté, là où il apparait qu’il ne joue souvent aucun rôle. Dans le cas hongrois que j’expose encore ici, la Constitution est brandie comme un acte de résistance intérieure vis-à-vis d’un pouvoir extérieur, processus qui suffirait à la rapprocher du peuple qui en est seulement fictivement l’auteur. Dans l’analyse des Constitutions, le discours autour et en dehors de la Constitution compte autant que les discours de la Constitution envisagé du seul point de vue de ses énoncés. Un inventaire complet n’est pas de rigueur ici : il était seulement question d’insister sur le fait que pour « lire » une Constitution, il faut regarder surtout partout ailleurs que dans le texte constitutionnel.
L.F. mars 2013-décembre 2015
[1] Le terme idéologie est pris ici au sens donné par le Dictionnaire Larousse : « Ensemble des représentations dans lesquelles les hommes vivent leurs rapports à leurs conditions d’existence (culture, mode de vie, croyance) »
[2] Voy. toutefois le très intéressant ouvrage italo-hongrois, Challenges and pitfalls in the recent hungarian constitutional development, Z. Szente, F. Mandak, Z. Fejes (eds)., L’Harmattan, 2015.
[3] Voy. sur la force du « récit » constitutionnel, L. Fontaine, L’imaginaire constitutionnel contre la fiction du droit constitutionnel, à paraître dans Jurisprudence Revue critique, 2016, vol. II et en ligne.
[4] Voy. pour dépasser la variété même des représentations de la Constitution chez les juristes, les représentations de celle-ci pour d’autres acteurs, les communications du colloque « Quelles perceptions extra-juridiques de la Constitution ? », 15 oct.2015, Paris La Sorbonne, co-organisé par L. Fontaine, N. Forster, O. Peiffert et T. Racho (actes à paraître), et le compte-rendu A chacun sa Constitution. Regards – inattendus ? – sur la Constitution, en ligne.
[5] E. Burke, Réflexions sur la Révolution de France et sur les procédés de certaines sociétés (1790), Hachette littérature, 1989.
[6] Les documents de la controverse sont reproduits dans la Revue Française de l’Histoire des Idées Politiques, 1995, n° 1, p. 99-p.178.
[7] Chambre des députés, proposition n° 6030, Session 2008-2009, Proposition de révision portant modification et nouvel ordonnancement de la Constitution.
[8] Commission de Venise, Avis 544/2009, 14 décembre 2009.
[9] Voy. la proposition n°2 du Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Vè République, dit « Comité Balladur », en octobre 2007, sur la révision de l’article 20 de la Constitution française de 1958.
[10] Le concept d’identité constitutionnelle est utilisé par différentes cours, notamment constitutionnelles, au niveau des Etats européens. Il s’agit plutôt d’un concept dont la fonction est de faire valoir, au plan de l’affirmation des principes, c’est-à-dire dans le discours, plus souvent que pour donner une solution à un litige, la primauté absolue de certaines règles constitutionnelles, y compris sur les normes de l’Union Européenne. Pour un bon panorama de la question, voy. L. Burgorgue-Larsen (dir.), L’identité constitutionnelle saisie par les juges en Europe, Pédone, Les cahiers européens, n°1, 2011.
[11] Voy. sur ce point V. Champeil-Desplats, Le Conseil constitutionnel a-t-il une conception des libertés publiques ?, Jus politicum, n° 7 (http://juspoliticum.com/Le-Conseil-constitutionnel-a-t-il.html)
[12] Voy. en ce sens L. Fontaine, L’imaginaire constitutionnel contre la fiction du droit constitutionnel, 2015, à paraître dans Jurisprudence – Revue critique, 2016, Vol. II, et en ligne.
[13] Une lettre qui n’avait pas vocation à être rendue publique mais que le quotidien italien Le corriere della Sera s’est procurée et a publié le 29 septembre 2011.