Le café du commerce et le marc de Bruno
Avertissement : A partir du titre d’un article de journal cité un peu plus loin dans ce texte, jean-Thibaut Fouletier et moi-même avons décidé d’écrire chacun un texte à ce sujet, sans nous concerter ni nous en dévoiler la teneur, avant la décision de publication sur nos sites respectifs. Je renvoie donc ici à cet autre texte écrit : fonction métonymique
Chacun sait que dans les cafés on peut entendre des discussions desquelles il arrive qu’on se délecte, parfois à l’insu – croit-on souvent – de leurs protagonistes, ces « brèves de comptoir » comme on les nomme. Mais il semble que leur statut se soit considérablement élevé depuis quelques temps : qui dit café, dit cette boisson d’origine exotique, et dit aussi donc marc, ce résidu dans lequel certains y voient un avenir et, à tout le moins, une vérité révélée. Telle est bien de cette pratique, en quelque sorte apodictique – puisqu’il s’agit d’affirmer l’évidente vérité de la proposition qui est faite sans avoir à la justifier puisqu’elle se justifie d’elle-même – dont semblent s’inspirer bien de nos contemporains, à commencer par le ministre du commerce justement, certes dit ministre de l’économie et des finances[1], mais dont le système argumentatif est de cette simplicité bistrotière : « ‘Prenons les chiffres tels qu’ils sont’, disait Bruno Lemaire » ! Que n’y avait-on pas pensé avant ? !
Voici en tous les cas comment était titré un article de la rubrique « politiques publiques » du journal Le Monde en date du 20 octobre 2017, signé d’un chercheur au C.N.R.S. habitué des colonnes du journal : « ‘Prenons les chiffres tels qu’ils sont’, disait Bruno Lemaire ». L’article met en évidence les erreurs et les contradictions du ministre de l’économie ayant affirmé l’évidente vérité des chiffres. Il a immédiatement attiré mon attention, alors qu’il n’était pas loin de passer inaperçu dans l’ensemble éditorial, et tant l’affaire semble mériter peu de commentaires : c’est une chose entendue, il y a des arguments indiscutables, et les chiffres relèvent de cette catégorie, voire parfois, tendent à la constituer toute entière.
Lors de son séjour aux Etats-Unis, en 1952-1953, Theodor Adorno entreprit d’étudier la rubrique astrologique du Los Angeles Times, analyse qu’il publia ensuite dans Jahrbuch für Amerikastudien en 1957[2] et dont la traduction française de Gilles Berton est parue en 2000 sous le titre Des étoiles à terre : la rubrique astrologique du Los Angeles Times : étude sur une superstition secondaire. Il y parle de « prophètes de l’imposture », et constate évidemment que « Le culte de Dieu a été remplacé par le culte des faits de la même façon que les entités du fatum astrologique, les étoiles, sont elles-mêmes considérées comme des faits, des choses réglées par des lois mécaniques ». La croyance moderne dans la vertu des chiffres tendrait à faire réussir le vœu de Husserl de constituer une science au fondement apodictique et sur la base d’une expérience indubitable. Sauf que pour Husserl, « la ‘faute cardinale’ de l’empirisme est de ramener à tort le donné numérique au donné empirique. Le nombre implique une ‘liaison collective’ qui demande un véritable travail de construction[3]. La nécessité de la liaison, du lien, passe par chacun de ceux qui parlent : or une affirmation du type « Prenons les chiffres tels qu’ils sont » a surtout pour ambition de faire disparaître celui qui parle de l’espace argumentatif, au service de l’idéal d’un discours totalement objectivé. A ce classique « ce n’est pas moi qui le dit », j’ai souvent envie de répondre qu’alors il vaut mieux se taire, préférant écouter quelqu’un qui a quelque chose à dire, j’entends… « en propre ». Rien semble-t-il ou presque, ne nous pousse à dire des choses en propre, au « profit » (toujours, toujours) d’affirmations indiscutables. J’ai eu l’occasion récemment de soulever le fait que l’avantage du « dogme », au sens d’une affirmation considérée comme fondamentale et intangible, était que, précisément, par l’impossibilité de le « démontrer », de toujours de rester en discussion, que les « croyants » entendent ou non participer à la discussion. La « vérité scientifique » en revanche, a pour effet d’épuiser l’espace de discussion[4], sauf pour l’impudent qui par son obstination fait changer le « paradigme scientifique », qui a néanmoins le désavantage de se substituer au précédent avec les mêmes caractéristiques d’indiscutabilité. Dommage. On sait aussi ce que, en leur temps, les impudents subissent de non reconnaissance. Il faut dire des choses indiscutables, pour ne pas avoir à discuter et à se lier, comme d’ailleurs, il faut toujours éviter de parler de ce qui est important pour éviter aussi et encore d’avoir à discuter et à se lier : notre espace social institutionnel et social tout entier est traversé par cet évitement des liens possibles, qui finit par en faire un lien unique et traversant.
L’expertisation, la technicisation, l’agorithmisation de la société, s’incarnent notamment à travers la progression du rôle des chiffres dans l’espace politique qui a pour effet de tenter une restriction « légitime » de la discussion, puisqu’on dit que ces choses là ne se discutent pas. Le domaine politique change ainsi et évidemment de nature. Il prend alors structurellement ses distances avec la délibération, et donc aussi avec l’élection, dont le statut est relégué au rang de caprice populaire, alors vu comme un désolant déni de la parole accordée aux experts en tous genres, fournisseurs de données « indiscutables » : si seulement ils pouvaient savoir vraiment… La politique est ainsi reléguée au rang de science secondaire, car dépendant des caprices successifs, et elle est parfois plus cyniquement taxée de défouloir nécessaire – mais inoffensif – d’un corps social de toutes les façons « enrôlés » dans cette logique des données indiscutables, pour cause de recherche « légitime » de bien-être associé inexplicablement à cette logique (beaucoup et partout recherchent ainsi les avantages de la « globalisation » permise par cette logique). Heureusement, ils ne savent pas tout…
J’ai connu un temps où les tables de multiplications se trouvaient souvent sur les dos des cahiers d’école, non pas comme instrument subliminal destiné à embrigader des milliers d’enfants, mais comme une aide authentique à l’apprentissage, dont l’effet est de libérer l’écolier de la difficulté d’avoir à faire une multiplication pour répondre à un problème. Le calcul mental, terreur de beaucoup d’écoliers, pouvait pourtant être considéré à certains égards comme un facteur de libération de l’espace mental pour y faire bien d’autre chose, sans avoir à se « creuser » la tête sur ces opérations basiques. Il semble que l’importance de ce facteur ne joue plus aujourd’hui, et pour beaucoup d’écoliers le calcul est une véritable difficulté authentique, qui, inévitablement, prête ensuite à l’enrôlement dans cet univers en quelque sorte incontestable des chiffres – mais comment, ils ne comprennent pas !?… L’important n’est pas que, pour l’essentiel il n’y ait rien à comprendre – puisqu’en effet il n’y a rien à comprendre-, mais que, puisque tout est déjà dans les chiffres… il faut les prendre tels qu’ils sont… Voilà l’équation parfaite : apodicter les chiffres auxquels beaucoup ne comprennent rien, pour ne rien avoir à en dire avec les autres : en terme de non discussion, on ne peut pas mieux, quelle réussite ! Pas de recherche de liaison non plus, puisque en guise de lien, il y a surtout a-lien-ation.
Or, je pense fondamentalement que la spéculation contradictoire n’a jamais empêché de procurer pour chacun ou pour un groupe une clé d’intelligibilité du monde toujours en réflexion et en discussion, de soi à soi, de soi aux autres et des autres à soi : on peut comprendre le monde, ou au moins le penser, ce qui est déjà bien suffisant, sans avoir à le démontrer de telle sorte qu’il n’y aurait plus de discussion. Tel ne semble pas l’ambition du ministre de l’économie, dont le commerce ne connaît que les chiffres, dont il peut ainsi se parer pour mieux ne pas apparaître et couper court à tous liens possibles.
Il n’y a pas si longtemps on aurait pu parler d’une manière de gouverner par le « consensus mou », qui évitait déjà que les gouvernants ne fussent pris pour des personnes audacieuses et tenant d’une ligne tout à fait identifiable et franche. Avec le secours des chiffres, le progrès est achevé et maximisé : on ne peut rien imputer ni rien reprocher à quelqu’un qui ne décide pas lui-même, puisqu’il laisse parler les chiffres…
Il n’y a plus de ministre du commerce ou de l’économie, seulement un concierge, plus ou moins habile pour laisser entrer les chiffres qu’il veut et laisser à la porte ceux qui ne seraient pas « convenables ». La première et ultime vertu du concierge n’est-elle pas la discrétion, voire, l’invisibilité ? Pari réussi alors pour le ministre qui partout veut se montrer comme un absent et un mandataire seulement, pour laisser parler les chiffres…
Du café du commerce et ses brèves, jusqu’au Palais et son concierge, il n’y qu’une illusoire « montée en gamme », que les feuilles de chou du coiffeur illustrent à loisir. Du commerce bistrotier au marc du concierge de « chez Bruno », l’absence n’y a ni plus ni moins de classe(s), et le pire n’est jamais évité.
L.F. 26 novembre 2017
[1] Il n’y a officiellement pas de ministre du commerce dans le gouvernement actuel.
[2] Avec comme titre original, ‘The Stars Down to Earth: The Los Angeles Times Astrology Column; A Study in Secondary Superstition ». L’étude fut publiée ensuite en 1974 dans la revue Telos en 1974 puis publiée chez Routledge avec d’autres essais en 1994 sous le titre général « The Stars Down to Earth and Other Essays on the Irrational in Culture».
[3] Bernard JOLIBERT, Le « nombre » chez Husserl, Revue Expressions, n°35, septembre 2010, p.7-22, disponible en ligne : http://espe.univ-reunion.fr/fileadmin/Fichiers/ESPE/bibliotheque/expression/35/Jolibert.pdf
[4] Voy…L’analyse juridique de (x), http://www.ledroitdelafontaine.fr/lanalyse-juridique-de-x/